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Du droit d’ingérence à la responsabilité de protéger

Publié le : 14/08/2012

 

 De la souveraineté des États et du droit d’ingérence

La Charte des Nations Unies adoptée le 26 juin 1945 confère à la paix une valeur suprême et c’est pourquoi elle prohibe, par principe, « l’emploi ou la menace » de la force dans les relations internationales. Elle confirme par ailleurs la règle de non-ingérence dans les affaires intérieures des États souverains. Avec un mandat qui porte également sur le respect des droits de l’homme, on peut imaginer que les Nations unies se trouvent alors face à un problème : comment agir pour garantir la protection de ces droits lorsque l’intervention est considérée comme une violation de la souveraineté de l’État ?

Mais de problème il n’y a pas car s’il juge qu’il y a atteinte à la paix et à la sécurité internationale, le Conseil de sécurité se réserve le droit intervenir. Il peut alors prendre des mesures coercitives en vertu du chapitre VII de la Charte (Art. 2 (7) de la Charte de l’ONU).

L'idée d'ingérence humanitaire apparait durant la guerre de Biafra (1967/70). Le conflit a entraîné une grande famine, largement couverte par les médias occidentaux mais totalement ignorée par les chefs d'États et de gouvernement au nom de la neutralité et de la non-ingérence. Cette situation a entraîné la création d’ONG comme Médecins sans frontières qui défendaient l'idée que certaines situations sanitaires exceptionnelles pouvaient justifier à titre extraordinaire la remise en cause de la souveraineté des États. Le philosophe Jean-François Revel crée le terme droit d'ingérence en 1979 : c’est la reconnaissance du droit qu'ont une ou plusieurs nations de violer la souveraineté nationale d'un autre État, dans le cadre d'un mandat accordé par une autorité supranationale. Le concept est théorisé par le professeur de droit Mario Bettati et Bernard Kouchner.

Mais que l’on ne s’y trompe pas ; l'idée d'aller dans un pays étranger pour y « aider » la population n’est pas nouvelle :

  • En (1625), dans son ouvrage De iure belli ac pacis , Hugo Grotius avait déjà abordé la possibilité d'intervenir dans le cas où un tyran commettrait des actes abominables.
  • Au XIXè siècle on évoque « l'intervention d'humanité ». Les Européens désignent ainsi leurs actions pour aller, officiellement, sauver les chrétiens vivants en Turquie, mais officieusement, pour déstabiliser le Sultan de Turquie.
  •  En 1864, Henri Dunant fondait l'organisation internationale de la Croix Rouge, un acte fondateur de l’humanitaire moderne. Les premières conventions diplomatiques internationales qui naissent alors délimitent des " oasis d'humanité " à l'intérieur d'un espace de violence. Elles imposent aux belligérants l'obligation de réserver des espaces protégés, neutres, pour soigner les soldats. L'humanitaire qui voit le jour sur les champs de bataille avec pour mission initiale de soigner les blessés de guerre, prend forme en Europe, pour les Européens.

Premiers pas du droit d'ingérence

En 1987, un colloque international sur le droit et la morale humanitaires est organisé par la Faculté de Droit de Paris-Sud dont Mario Bettati est alors l’administrateur provisoire, et par Médecins du Monde dont Bernard Kouchner est alors le président. Une résolution est adoptée par tous les participants concluant que « devraient être reconnus, dans un même document international par tous les États membres de la communauté internationale, à la fois le droit des victimes à l’assistance humanitaire et l’obligation des États d’y apporter leur contribution ». Ce texte connaît un certain succès, et les autorités françaises décident d’être son porte-parole auprès de l’ONU.

Sur la base de deux résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies en 1988 et 1990, et d’une du Conseil de sécurité en 1991, la communauté internationale proclame ce qui ressemble à la naissance d’un nouveau droit mais qui n’est pas reconnu en tant que tel par le droit international. « Les résolutions de l'Assemblée ne consacrent qu'un droit d'assistance humanitaire – et non d'ingérence. Ce n'est pas la même chose puisque l'assistance implique le consentement de l'Etat cible et ne viole donc pas sa souveraineté, contrairement à l'ingérence qui implique l’emploi de la force » (J.B.Vilmer )

La première résolution adoptée par les Nations unies connait une application immédiate : après le tremblement de terre du 7 décembre 1988 qui détruit une partie de l’Arménie, l’URSS ouvre le territoire à l’aide humanitaire internationale.

C'est à l'occasion de l'intervention militaire de plusieurs Etats occidentaux au Kurdistan irakien, en avril 1991, que l'on a, pour la première fois, évoqué l'émergence d'un véritable "droit d'ingérence". Il s’agissait de protéger les Kurdes alors sévèrement réprimés par les autorités irakiennes. Le Conseil de sécurité des Nations unies, invoqua une "menace contre la paix et la sécurité internationales".

Ce même motif justifia l'autorisation explicite donnée par le Conseil à l'opération "Restore Hope" menée en Somalie à partir de la fin 1992. Il s'agissait de mettre fin à l'anarchie qui y sévissait, en vue de rétablir des conditions minimales d'existence.

En 1994, les Nations Unies autorisèrent la France à mener au Rwanda l’opération humanitaire Turquoise destinée à protéger les populations de la guerre génocidaire qui déchirait le pays.

Dans la même lignée, on peut encore citer les interventions militaires en Bosnie-Herzégovine (1994-1995), au Liberia et en Sierra Leone, en Albanie (1997).

L’intervention contre la Serbie au Kosovo (1999) est menée par l’OTAN sans être cautionnée par les Nations unies. L’ONU validera après coup, après l’arrêt des frappes, l’initiative de l’Otan.


Critiques du concept du droit ou de devoir d’ingérence :

  • Le flou conceptuel de ces notions, sans base ni définitions juridiques, laisse la porte ouverte aux abus. En outre, divers outils existaient déjà pour justifier une intervention à des fins humanitaires, notamment les Conventions de Genève ainsi que le Chapitre VII de la Charte des Nations unies, si la situation est qualifiée par le Conseil de sécurité de menace contre la paix et la sécurité internationales.
  • Crainte d’un « impérialisme humanitaire » remettant en cause la souveraineté des États. Doute sur la neutralité de l’action et sur ses motivations, des motifs politiques et opportunistes risquant de motiver une assistance au nom de l’humanitaire.
  • L’entrée de l’humanitaire dans le champ de la sécurité collective favorise son caractère armé.

Du droit d’ingérence à la responsabilité de protéger.

En mars 2000, le Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, s’interroge à l’Assemblée générale : « si l’intervention humanitaire constitue effectivement une atteinte inadmissible à la souveraineté, comment devons-nous réagir face à des situations comme celles dont nous avons été témoins au Rwanda ou à Srebrenica, devant des violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l’homme, qui vont à l’encontre de tous les principes sur lesquels est fondée notre condition d’être humain ? »

Le gouvernement canadien répond à cet appel en créant en septembre 2000 la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE). Dans le rapport sur la Responsabilité de protéger, (responsibility to protect,"R2P" en anglais) qu’elle rend en décembre 2001, la Commission confirme « la reconnaissance croissante, à l’échelle mondiale, que la notion de sécurité doit inclure les gens en plus des États ». La notion de « protection » prend alors ses lettres de noblesse, et des programmes spécifiques sont déployés par différents organes des Nations unies, en particulier le HCR.

Même si toutes les propositions de la CIISE ne sont pas adoptées lors du sommet mondial de 2005 des Nations Unies, elles ne restent pas moins dans leur ensemble une étape fondamentale dans le processus d’évolution du concept.

Les paragraphes 138, 139 et 140 du document final font directement référence au principe de la responsabilité de protéger. Il repose sur trois piliers :

  • Le premier pilier consiste dans la responsabilité permanente incombant à l’État de protéger ses populations, qu’il s’agisse ou non de ses ressortissants, du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité, et de toute incitation à les commettre.
  • Le deuxième pilier consiste dans l’engagement pris par la communauté internationale d’aider les Etats à s’acquitter de ces obligations. Il prend appui sur la coopération des Etats Membres, des accords régionaux et sous-régionaux, de la société civile et du secteur privé, ainsi que sur les atouts institutionnels et les avantages relatifs du système des Nations Unies. La prévention, faisant fond sur le premier et le deuxième pilier, est un facteur essentiel de réussite d’une stratégie au titre de la responsabilité de protéger ;
  • Le troisième pilier consiste dans la responsabilité des Etats Membres de mener en temps voulu une action collective et résolue lorsqu’un Etat manque manifestement à son obligation de protection.

Le concept de responsabilité de protéger a été invoqué la première fois en février 2011 pour autoriser une intervention armée en Libye afin d’assurer la protection de la population civile contre la volonté de l’État en fonction. Moins d’un mois plus tard, le Conseil de sécurité a recours au même procédé en Côte d’Ivoire.

√ L’intervention en Lybie :


En apparence simple, logique et justifiée, l’intervention militaire pour la défense des droits fondamentaux comporte des zones d’ombre et suscite toujours la polémique. La Russie, la Chine et l’Inde se sont abstenues lors du vote sur l’intervention en Libye, tandis que l’Allemagne s’y opposait. Les Etats-Unis s’y sont ralliés à contrecoeur. Des voix se sont élevées pour mettre en garde contre une « magie des armes », qui seraient capables de résoudre à elles seules des problèmes politiques. « Les droits de l’homme ne sont pas une politique, et l’opposition canonique entre les droits de l’homme et la realpolitik est une impasse. Il y a une politique tout court, qui est l’art de vouloir les conséquences de ce que l’on veut », estime ainsi M. Brauman.

Avant même que la première intervention réalisée sous la responsabilité de protéger soit terminée, les critiques pleuvent. Les résolutions 1970 et 1973 du Conseil de sécurité sur la Libye, prises en vertu de la «responsabilité de protéger» ont en effet très librement été interprétées et bien au-delà du cadre fixé par le Conseil de sécurité.

Le mandat était pourtant clair : il s’agissait d’autoriser la mise en place d'une zone d'exclusion aérienne, c’est-à-dire d’intervenir dans l'intérêt des civils sans aller à l'encontre d'un principe fondamental de l'ONU, la non-ingérence dans les affaires intérieures d'un État. Mais le but de guerre des dirigeants français, anglais et américains évolue au fur et à mesure de l’intervention : il s’agit en fait de renverser le dictateur colonel Kadhafi au prétexte que les violences ne pouvant cesser qu’avec son départ. Ceci représente une lecture largement extensible de la résolution 1973, voire une violation du cadre de cette résolution au regard du droit international.

D’autre part sur le terrain, les forces de l’Otan s’appliquent davantage assister militairement les insurgés qu’à protéger les populations. Et, avec l’apparition des hélicoptères de combat qui permettent aux Français et aux Anglais de se rapprocher du sol, la limite prescrite par la résolution 1973- à savoir la présence d’une force d’occupation étrangère - est frôlée et largement dépassée avec la livraison d’armes aux rebelles libyens.

Les Occidentaux ont finalement, sous couvert de la « responsabilité de protéger » obtenu une légitimation juridique pour s’ingérer dans les affaires intérieures libyennes.

Ce dévoiement est terriblement dommageable. Le vote de cette résolution était en effet une avancée considérable pour le fonctionnement du Conseil de sécurité : la Russie et la Chine, traditionnellement opposées à toute forme d’ingérence dans les affaires intérieures des États, avaient en effet concédé à ne pas user de leur droit de veto.
Chinois et Russes, se sentant trahis, il paraît improbable, que le Conseil de sécurité puisse à l’avenir réunir un nouveau consensus sur une action coercitive en vertu de la «responsabilité de protéger ».

√ L’intervention en Côte d’ivoire :

L’ONU est impliquée en Côte d’ivoire depuis 2003 avec la MINUCI puis avec l’ONUCI (2004) dont le mandat s’inscrit dans le cadre du chapitre VII des Nations Unies (il établit la gamme des actions à mener en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression). Malgré cette présence, la violence n’a cessé de ravager le pays jusqu’à atteindre un paroxysme avec l’élection présidentielle organisée en 2010.

En réponse à l'utilisation d'armes lourdes contre les populations civiles, le Conseil de sécurité adopte, le 30 mars 2011, à l'unanimité et à l’initiative de la France et du Nigéria, la résolution 1975 en référence au principe de « la responsabilité de protéger ».

Par cette résolution, le Conseil de sécurité : - demande instamment à Laurent Gbagbo de se retirer, - demande à l'ONUCI d'utiliser "tous les moyens nécessaires" pour mettre en oeuvre son mandat de protéger les civils (...), y compris pour prévenir l'usage d'armes lourdes", - impose des sanctions ciblées (gel des avoirs, interdiction de voyager) à l'encontre de Laurent Gbagbo et de son entourage, - reconnaît la compétence de la Cour pénale internationale pour juger les auteurs de crimes graves en Côte d'Ivoire, - fait explicitement référence à la "responsabilité de protéger".

La mise en oeuvre de cette résolution coïncide avec la grande offensive militaire baptisée « restaurer la paix et la démocratie en Côte d’Ivoire », lancée le 28 mars 2011 par les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), fidèles à Ouattara et dont l’objectif était de chasser Laurent Gbagbo du pouvoir. Ce qui se fera grâce au soutien militaire des forces onusiennes et de la Force Licorne (qui conformément à la résolution 1528 du conseil de sécurité constitue la force de réaction rapide de l’ONUCI). Elles participeront à l’assaut final sur la résidence présidentielle qui se soldera par l’arrestation du Président sortant, de son épouse, de certains membres de sa famille et de plusieurs de ses collaborateurs.

Le rôle joué par les forces dites « impartiales » dans l’arrestation de Laurent Gbagbo sera interprété de diverses manières. Les sympathisants de Laurent Gbagbo accuseront l’ONU d’ingérence et d’avoir soutenu les forces de Ouattara dans la chute de Laurent Gbagbo. Des critiques reprises, entre autre, par la Russie. Selon le président russe, « L’ONU devrait servir de médiateur entre les deux parties et en aucune circonstance aider une des parties, notamment le camp Ouattara».

Le mandat de l’ONU a-t-il été outrepassé ? Si certains le pensent, d’autres voix s’élèvent pour mettre en garde de la dérive guerrière d’une organisation comme l’ONU. Un fonctionnaire de l’ONU s’en inquiète : « Ce n’est pas dans la culture des Nations Unies de mener des actions militaires fortes ou de prendre parti dans une guerre civile. La Libye, puis la Côte d’Ivoire : cela commence à faire beaucoup ».

√ La responsabilité de protéger et la Syrie ?

Pour mettre fin aux violences syriennes, 15.000 morts en quinze mois, la question de l’intervention militaire se pose. Mais comment et sous quel mandat Onusien ? Pour Kofi Annan : « La manière dont la «responsabilité de protéger» a été utilisée sur la Libye a créé un problème pour ce concept. Les Russes et les Chinois considèrent qu’ils ont été dupés: ils avaient adopté une résolution à l’ONU, qui a été transformée en processus de changement de régime. Ce qui, du point de vue de ces pays, n’était pas l’intention initiale. Dès que l’on discute de la Syrie, c’est « l’éléphant dans la pièce». (Un sujet tabou).

Et outre le fait que le scénario libyen n’est, selon les stratèges, militairement pas « rejouable » et la question de la finalité de la mission se pose : « Protéger les populations»? Cela signifie-t-il aussi protéger les deux millions d’Alaouites, soutiens du régime et dont l’existence même est menacée par la victoire de l’opposition sunnite ? Renverser le régime, comme ce fut le cas en Libye… En sur-interprétant le mandat confié par la communauté internationale ? Beaucoup y pensent, au risque d’ouvrir la boîte de Pandore, en installant un pouvoir islamiste à Damas…

Pour aller plus loin :