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L’odyssée ratée des anti-migrants

France info nouveau

Comment la mission « Defend Europe » a pris l’eau.

Le C-Star ne répond plus. Ce navire de près de 40 mètres et d'un tonnage de 160 tonnes affrété par des militants anti-migrants a affiché, pendant quatre jours, les mêmes latitude et longitude, à plus de 60 miles nautiques (environ 110 km) de la côte tunisienne, où il n'a pas pu accoster. Il est pourtant impossible d'immobiliser totalement un bateau, en dehors d'un port.

Mercredi 9 août, dans l'après-midi, l'équipage, habituellement hyperactif sur les réseaux sociaux, reste silencieux lui aussi. Les militants n'ont pas répondu aux sollicitations des médias, dont franceinfo, ces derniers jours. Disparaître des réseaux, ce n'est pourtant pas ce qu'avaient prévu ces membres de la mission baptisée "Defend Europe", plus aguerris à la communication qu'à la navigation. Récit de leur odyssée ratée.


Un premier coup médiatique

Leur croisade a débuté par un gros coup médiatique, sur un tout petit bateau. A bord d'un canot pneumatique, le 12 mai 2017, dans le port de Catane (Sicile), une poignée de militants d'extrême droite tentent d'empêcher l'Aquarius, navire affrété par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières (MSF), de quitter le port pour une mission de recherche et de sauvetage. Ils approchent à une vingtaine de mètres du bateau, lui barrent la route, allument des fusées de détresse et filment la scène en direct. Dans sa vidéo, la youtubeuse canadienne Lauren Southern, embarquée avec les identitaires européens, affirme : "Si les politiciens n'arrêtent pas les bateaux, nous le ferons." Les éléments de langage sont au point : chacun des militants répète cette phrase, dans sa langue natale, face caméra.

Les garde-côtes italiens interviennent, mais les jeunes identitaires promettent de revenir. Diffusée en direct sur Periscope, l'opération sert ensuite de spot de campagne pour lancer une levée de fonds bien plus ambitieuse. Désormais, "Defend Europe" entend "affréter un grand bateau et naviguer sur la mer Méditerranée pour contrecarrer les bateaux de ces contrebandiers humains". Leur cible, "les ONG", qu'ils accusent d'agir "à l'unisson avec les trafiquants humains".

    "Il y a une incompréhension d'une partie de la population européenne, qu'il faut entendre, mais sur ce bateau se trouvent des fascistes qui profitent de cette incompréhension." - Corinne Torre, cheffe de mission pour Médecins sans frontières

"Quand on vient en aide à des naufragés, on ne leur demande pas s'ils sont des réfugiés politiques ou économiques, rétorque Corinne Torre, cheffe de mission France pour MSF, contactée par franceinfo. Nous sommes des médecins, nous soignons. Nous sauvons des milliers de personnes parce que les Etats, européens notamment, ne font pas leur boulot."

Les militants anti-migrants prétendent aussi vouloir couler les canots vides, mais cette mission est déjà assurée par l'opération Sophia, lancée en 2015, qui a permis de "neutraliser 303 navires d'organisations criminelles".


Une mise à l'eau chaotique

La première campagne de financement participatif de "Defend Europe" pour son opération anti-migrants suscite des centaines de réactions outrées. Au point que la société de paiement en ligne PayPal suspend le compte des identitaires. Ils parviennent tout de même à récolter environ 70 000 euros – assez pour louer un bateau, mais pas pour payer un équipage, du matériel, des vivres et du carburant pour une expédition dont la durée n'est pas précisée. Ils se rapprochent alors de WeSearchr, une plateforme de financement participatif lancée par Chuck Johnson, ancien du site d'extrême droite américain Breitbart. Leur appel aux dons, notamment relayé par un ancien leader du Ku Klux Klan, David Duke, a déjà permis de récolter plus de 200 000 dollars (environ 170 300 euros).

Début juillet, "Defend Europe" trouve son navire. Anciennement baptisé Suunta, il a servi d'"arsenal flottant" dans le golfe d'Aden pendant plusieurs années. Cette propriété de la société Marine Global Services LTD livrait des armes à des compagnies de sécurité privées chargées de protéger les navires de commerce contre les pirates. A présent, il se nomme C-Star et arbore le pavillon de la Mongolie, un pays qui n'a même pas d'accès à la mer. Le voilà désormais bardé de grandes banderoles. A tribord, un message aux accents humanistes : "Stop au trafic d'êtres humains". A babord, un slogan anti-migrants, inspiré de la politique lancée en 2014 par l'Australie, que les identitaires souhaitent voir appliquée en Europe : "No Way : vous ne ferez pas de l'Europe votre foyer".

 

L'armateur du bateau a lui aussi un passé remarquable. Le patron de Marine Global Services LTD, le Suédois Sven Tomas Egerstrom, a été condamné en 2002 à deux ans et demi de prison pour fraude, selon une enquête de l'ONG antifasciste britannique HOPE not hate. Informé de l'objectif des militants d'extrême droite, il affirme à HOPE not hate que la "politique" n'a rien à faire dans une "relation commerciale" et que si "le navire est impliqué dans des activités illégales, [il] espère que les autorités s'en chargeront". Or, forcer un bateau croisant dans les eaux internationales à gagner les eaux d'un pays – comme "Defend Europe" prétend le faire en repoussant les canots des migrants vers les côtes africaines – est illégal. En outre, "porter assistance à une personne en danger en mer est une obligation légale" pour tout capitaine de navire, rappelle Corinne Torre à franceinfo. Avant même son départ, la mission du C-Star semble donc compromise. A moins d'enfreindre la loi.

En plus du navire, Sven Tomas Egerstrom fournit aussi l'équipage qui doit permettre au C-Star de naviguer. Le bateau quitte donc Djibouti le 7 juillet, sans que l'on sache précisément qui se trouve à bord – et c'est bien l'une des zones d'ombre de cette étrange odyssée. Selon HOPE not hate, qui suit le navire à la trace, le C-Star a d'ailleurs été immobilisé par les autorités égyptiennes avant de passer le canal de Suez, car "le capitaine a été incapable de fournir une liste satisfaisante des membres d’équipage". Relâché après cinq jours, le C-Star annonce être arrivé en Méditerranée le 22 juillet et dénonce "les mensonges des groupes gauchistes (...) et les efforts des ONG, de l'élite multiculturelle et des mondialistes" qui "font tout pour empêcher notre bateau d'atteindre la côte libyenne".


A bord, militants d'extrême droite et… demandeurs d'asile

Etape suivante : Chypre, pour un ravitaillement. Là, le bateau est à nouveau immobilisé par les autorités dans le port de Famagouste, dans des circonstances troubles. Le capitaine et son second sont accusés d'avoir fabriqué de faux documents, raconte le Guardian (en anglais). En outre, la présence de vingt passagers asiatiques à bord, dont les motifs de voyage restent incertains, intrigue les autorités. Ces ressortissants sri-lankais affirment d'abord être des "apprentis marins", mais cinq d'entre eux disent avoir payé pour voyager jusqu'en Italie, et demandent finalement l'asile à Chypre. Ironie du sort, les identitaires de "Defend Europe" se retrouvent soupçonnés de trafic d'êtres humains. Dans un communiqué, ils maintiennent néanmoins que les passagers sri-lankais sont bien des "apprentis marins" tamouls, qu'ils ont effectivement payé pour entreprendre le voyage, mais dans le seul but de "valider leur diplôme". Et ceux qui ont demandé l'asile l'auraient fait "sous la pression" des ONG. Le capitaine et une partie de l'équipage sont présentés devant la justice, mais relâchés faute de preuves et doivent quitter Famagouste.

Retardée par ces arrêts intempestifs, la mission "Defend Europe" ne débute donc véritablement que fin juillet. Sur le navire, cinq hommes âgés de 20 à 30 ans assurent la communication, à grand renfort de selfies et de vidéos postées sur YouTube, Twitter, Facebook et Instagram : l'un posant avec une paire de jumelles (face au soleil), les gaillards hissant fièrement un drapeau. Une visite filmée des cabines est même organisée pour faire les présentations.

Aucun n'est marin, mais tous ceux qui apparaissent dans la vidéo ont un pedigree dans les milieux identitaires de leur pays d'origine. Comme Clément Galant, 23 ans, cadre de Génération identitaire, l'un des deux Français à bord (l'identité du second est incertaine). "Il est le seul à avoir échappé au mal de mer", précise le meneur de la bande du C-Star, Martin Sellner. Ce graphiste de 28 ans est une figure des identitaires en Autriche. Adepte de la théorie du "grand remplacement", il a été proche de la mouvance néonazie et du mouvement anti-islam Pegida. Le Berlinois Robert Timm dirige une section locale du mouvement et l'Italien Lorenzo Fiato a créé la branche italienne des identitaires européens.

Tous font partie de ces "nouveaux" identitaires au look branché, mais au discours ultra-conservateur. Lors d'une longue entrevue avec le Huffington Post à Catane, Simon Wald, membre de Génération identitaire, explique : "Un ingénieur allemand blanc ne tiendrait pas une journée à chasser des lions en Afrique, tout comme un Africain serait incapable de s'habituer à notre code de la route." Si la plupart tiennent des discours légèrement plus policés, tous prétendent au moins "défendre l'identité européenne".


De vaines menaces et un long silence radio

Sur les rives de la Méditerranée, les activistes se mobilisent pour empêcher le C-Star de voguer librement. Le 31 juillet, des militants grecs s'opposent à un éventuel accostage dans le port crétois de Ierápetra, rapporte le Greek Observer. En Sicile, le maire de Catane a déjà fait savoir qu'il n'en voulait pas non plus dans son port. Alors, le C-Star est coincé en pleine mer, sans possibilité de se ravitailler. Il s'approche pour la première fois d'un navire de sauvetage, le fameux Aquarius, début août. Les identitaires l'accusent d'aller chercher des migrants dans les eaux libyennes, en-dehors de la zone de recherche et sauvetage (zone SAR) et veulent "documenter" ces activités. "Aucun déplacement des bateaux de MSF ne se fait sans l'accord du Centre de coordination, à Rome", explique Corinne Torre à franceinfo.

Les identitaires publient une photo de cette lointaine rencontre montrant l'équipe "en train d'envoyer un message à l'Aquarius" avec un mégaphone. Une mise en scène destinée uniquement à leur propagande, puisqu'à environ 700 mètres de distance, un porte-voix s'avère parfaitement inefficace. Un journaliste du Huffington Post britannique se trouve justement embarqué sur l'Aquarius et raconte que personne n'a entendu le message. Il a en revanche enregistré un échange radio entre les deux navires : "Nous vous conseillons de quitter la zone SAR, car vous permettez aux trafiquants d'êtres humains de gagner des milliards. Nous vous surveillerons désormais", menacent les militants. Le capitaine de l'Aquarius se contente de répondre "Message reçu".

"Le C-Star n'est heureusement pas intervenu pendant un sauvetage, mais au cours d'une opération de recherche", estime Corinne Torre, de MSF. "Leurs interférences dans nos missions pourraient provoquer de graves incidents et encore plus de morts", estime la médecin, qui rappelle que les ONG ont déjà sauvé près de 20 000 vies depuis le début de l'année. Elle s'inquiète de "ce qui se passera s'ils croisent des migrants, loin des regards". Dans une vidéo, le Français Clément Galant affirme que le C-Star raccompagnera les naufragés vers la Libye. "Ils [les identitaires] se sont lancés dans quelque chose qu'ils ne maîtrisent pas. Les garde-côtes libyens sont des mercenaires qui n'obéissent à aucune loi internationale", commente Antoine Laurent, marin-sauveteur de l'ONG SOS Méditerranée, interrogé par Télérama.

Le bateau anti-migrants n'a pas plus de chances d'approcher la côte tunisienne. Dimanche 6 août, des pêcheurs ont anticipé l'arrivée du bateau au port de Zarzis, dans le sud du pays. En cas d'approche du navire, "nous allons fermer le canal qui sert au ravitaillement", a prévenu le président de l'Association des marins-pêcheurs, Chamseddine Bourassine, à l'AFP. "Nous, laisser entrer des racistes ici ? Jamais", a renchéri un responsable du port.

Tenu à l'écart des ports tunisiens, le C-Star n'a donc pu être ravitaillé normalement depuis plusieurs jours. Et le long silence radio de l'équipage a alimenté les rumeurs : le bateau est-il en panne ? Le système de géolocalisation a-t-il été trafiqué ? Contactée par franceinfo, Frontex, l'agence européenne qui gère la coopération aux frontières extérieures, affirme n'avoir "aucun contact" avec le navire, mais dit "surveiller la situation". Mais personne, en-dehors de l'équipage, ne semble connaître les intentions de "Defend Europe" pour les jours à venir.

En attendant d'en savoir plus, Òscar Camps, le fondateur de l'ONG Proactiva Open Arms, dédiée au sauvetage des migrants en mer, leur lance un appel moqueur sur Twitter : "Si vous avez besoin d'aide, dites-le, nous sommes une ONG de sauvetage et nous avons un remorqueur."

 

Par France info, le 10/08/2017