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Si Roms et si peu Romains

Publié le : 27/08/2010

Trois ans : l'âge de mon arrivée en France dans les bagages de mes parents, immigrés portugais. Dix-huit ans, l'âge auquel j'ai obtenu la nationalité française, après l'avoir demandée et à la suite d'un entretien à la préfecture de la Cité à Paris, où l'on m'a demandé si mes amis étaient français – j'ai répondu que j'avais peu d'amis : on devait pouvoir devenir français et apprécier en même temps une certaine solitude.

Aujourd'hui, j'ai trente-huit ans, je suis donc français depuis vingt ans. Je me sens avant tout européen. C'est-à-dire que je crois que l'Europe, et la France en son cœur, devrait être le lieu de valeurs autres que la libre concurrence, le repli sur soi et la compétitivité généralisée.

L'agitation actuelle sur les questions d'immigration, qui ne sévit pas qu'en France mais partout ailleurs en Europe, est le symptôme d'une perte de sens au niveau de ceux qui sont supposés, en notre nom, orienter notre avenir. Pour tenir un discours d'exigence face aux candidats à l'immigration, encore faudrait-il que les Européens soient dignes de leur sentiment de supériorité – car n'est-ce pas ce sentiment qui souvent se cache derrière la xénophobie ? L'ironie de la question de l'immigration, c'est qu'aujourd'hui, ceux qui aspirent à vivre en Europe s'attendent justement à y trouver le havre d'une civilisation plus avancée. Loin d'eux l'idée d'un continent fatigué et asservi à la loi du capital, où les autochtones passent l'essentiel de leur temps à survivre et à rattraper tant bien que mal leur destin.

Un même sentiment devrait animer les Européens et ceux qui viennent vivre en Europe et en France : une certaine honte. Non pas la honte de la xénophobie, ni la honte d'être français, allemand ou portugais, mais la honte d'une réalité qui ne ressemble en rien aux discours. Ni la France ni l'Europe ne sont aujourd'hui des espaces vitaux vraiment "supérieurs" : plutôt des zones assez délabrées économiquement, où les spécificités culturelles et les différences ne tiennent que lorsqu'elles sont elles-mêmes des marchandises lucratives. Fier d'être français ? Sans doute peut-on l'être, lorsqu'on tente toujours de porter haut les idéaux qui furent ceux d'une nation qui, un instant, il y a deux siècles déjà, a cru au dépassement des privilèges. La langue y est belle, l'esprit peut se faire fin, et la générosité n'y est pas rare. Mais nul grand dessein ne dirige plus notre République.

NOUS SOMMES TOUS DEVENUS DES NOMADES SANS MAISON

Les discours des belles âmes sur l'immigration, qui voient des racistes partout, sont évidemment ridicules. La France est, globalement, un pays généreux. Les Français ne sont pas racistes et sont moins xénophobes qu'ailleurs. Certains aimeraient seulement que leur pays les fasse un peu rêver, qu'il éveille un peu, et à juste titre, leur envie d'exception. Certains aimeraient seulement que de grands idéaux nous mènent, et pas seulement l'égoïsme de la réussite individuelle, l'envie de se distinguer par la consommation, ou l'esprit de revanche sur l'injustice par imitation du crime ou du bourreau. Liberté, égalité, fraternité : après tout, ce n'est pas une si mauvaise devise. Et si nous essayions enfin, encore, de la transformer en monde habitable ?

Les politiques qui voudraient nous faire croire qu'acquérir la nationalité française aujourd'hui, c'est entrer au sein d'une élite, hélas se mentent à eux-mêmes. L'expulsion spectaculaire des Roms aujourd'hui est un symptôme de plus qui indique à quel point nous sommes perdus : cet Autre que nous stigmatisons, c'est la partie de nous-mêmes que nous voudrions refouler. Au royaume du capital et de la libre concurrence des marchés, nous sommes tous devenus des Roms, des êtres humains sans racines, errant sans patrie dans un monde asservi aux objets, aux nombres, aux résultats, aux statistiques. Aujourd'hui, nous pourrions nous expulser nous-mêmes de notre faible Europe et n'y revenir que par la grande porte, lorsque ce continent riche d'une histoire sublime nous aura inspiré des valeurs autres que monétaires ou sécuritaires : et pourquoi pas, enfin, encore, la liberté, l'égalité et la fraternité ?

Nous sommes tous devenus des nomades sans maison, plus proches des Roms que des Romains qui fondèrent la première cohérence de notre continent. Construisons ensemble une Europe et une France qui défendent pour chacun la liberté de travailler à un destin élevé, l'égalité la plus franche et saine dans les rapports humains, la fraternité dans la création d'un avenir civilisé et digne dont nous pourrions, cette fois-ci, vraiment être fiers. Tous, c'est-à-dire ceux du dedans et ceux du dehors.

Luis de Miranda, philosophe, romancier, éditeur

LeMonde.fr, le 26/08/2010