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Sinaï, le désert des tortures

Publié le : 17/01/2014

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La frontière israélo-égyptienne est, depuis 2009, le théâtre d’un gigantesque trafic d’êtres humains. Des réfugiés, souvent érythréens, y sont détenus et suppliciés par des rançonneurs bédouins. Un drame méconnu et impuni.

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Dans le désert du Sinaï, à la frontière israélienne, en août 2013. (Photo Ronen Zvulun. Reuters)

La trentaine, le visage émacié, il aspire avec frénésie des bouffées de cigarette. La fumée se déverse aussitôt en propos confus, à peine audibles dans la cacophonie de ce bar du Caire. Tout son corps crie encore l’effroi de sa détention dans le désert du Sinaï. Yonas Habte est érythréen. C’est grâce à sa famille qu’il a survécu à l’une des plus grandes traites d’êtres humains contemporaines. Sept jours auparavant, après que ses proches ont versé les 40 000 dollars (environ 30 000 euros) de rançon exigés par les ravisseurs, Yonas a pu gagner la capitale égyptienne. Bien qu’épuisé, il s’est précipité à l’ambassade d’Erythrée : «Des dizaines d’autres sont encore détenus, aidez-nous !» Yonas écrase son mégot, silencieux. Son regard, noir d’ivoire, traduit à lui seul sa colère contre ces diplomates qui l’ont alors congédié sans ménagement. L’index pointé vers le ciel, il reprend d’un timbre grave : «Otage, j’ai fait une promesse à Dieu. J’ai juré que, si je survivais, je tenterais tout pour mettre fin à ce trafic d’êtres humains. Si personne ne nous porte secours, je veux que le monde sache.»

«L’une des crises humanitaires les moins documentées au monde.» C’est en ces termes que l’agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) qualifie le drame qui se joue dans le silence des dunes du Sinaï, à la frontière avec Israël. Cette crise s’amorce en 2007, lorsque des migrants et réfugiés subsahariens prennent la route de Tel-Aviv, alors un eldorado. Des Bédouins locaux saisissent leur chance et se convertissent en passeurs. A raison de 1 000 dollars par tête, leur activité est lucrative. D’autant que, entre 2007 et 2012, 62 000 clandestins ont ainsi rallié l’Etat hébreu, selon les autorités israéliennes. Cette semaine, des milliers d’entre eux ont d’ailleurs manifesté leur colère, à Tel-Aviv et Jérusalem, contre le traitement qui leur est réservé depuis lors (lire Libération de mercredi).

25 000 survivants, 15 000 disparus

En 2009, Tel-Aviv riposte. Des politiques draconiennes sont mises en place à l’encontre des «infiltrés». Le flux diminue. Pour compenser leur manque à gagner, les Bédouins se lancent dans un nouveau commerce. Ils séquestrent les candidats à l’immigration durant leur traversée du Sinaï. Les otages sont affamés, brutalisés et violés dans l’attente de leur libération. Celle-ci ne survient qu’une fois que leurs proches s’acquittent de sommes comprises entre 10 000 et 40 000 dollars (7 300 et 30 000 euros), assurant la ruine des communautés rançonnées. Pour pérenniser ce négoce, les Bédouins vont commanditer des enlèvements, principalement d’Erythréens qui fuient leur pays pour trouver asile dans des camps de réfugiés au Soudan. Interviennent les complices, des membres d’une tribu arabe peuplant les rives de la mer Rouge, les Rachaïdas. Ils organisent des rafles aux alentours ou à l’intérieur de ces camps et transfèrent leur butin dans le Sinaï.

Jusqu’en 2012, on comptait plus d’un millier de captifs. Or, depuis la construction par Israël d’un mur de défense le long de sa frontière avec l’Egypte, «plus aucun migrant ou réfugié ne vient volontairement dans le Sinaï», constate Heba Morayef, directrice en Egypte de Human Rights Watch. Les détenus actuels ne sont donc plus des clandestins en route vers Tel-Aviv, uniquement des réfugiés enlevés au Soudan. Le nombre d’otages est ainsi moindre. «Plus de 400 individus», détaille Meron Estefanos. Cette militante des droits de l’homme d’origine érythréenne, basée en Suède, a entrepris un intense lobbying auprès d’institutions internationales pour mettre un terme à ce trafic. Egalement journaliste, elle est coauteure de rapports sur cette traite avec deux professeures de l’université de Tilburg, aux Pays-Bas. Selon leurs estimations, 600 millions de dollars ont été extorqués aux familles des 25 000 survivants. Et aussi à celles des 15 000 disparus.

Yonas Habte occupe avec cinq rescapés un appartement à Ard el-Lewa. Dans ce faubourg du Caire, dédale de ruelles poussiéreuses, les klaxons des tuk-tuk rivalisent avec les cris des vendeurs ambulants. Yonas referme la fenêtre. Il s’affale dans un fauteuil et masse ses cernes creusés par un sommeil agité. «Je suis né le 20 mai 1980. J’ai été libéré le 20 mai 2013», entame-t-il, encore ébahi par cette seconde naissance. De sa jeunesse, il retient la guerre incessante de libération contre l’Ethiopie, et l’euphorie qui s’est emparée de sa nouvelle patrie à l’indépendance, en 1993.

Vingt ans plus tard, «l’Erythrée est l’un des pays les plus répressifs, secrets et inaccessibles au monde», rapporte Amnesty International. Issayas Afeworki le dirige en implacable dictateur militaire depuis l’indépendance. Obsédé par la survie de son régime après la guerre de 1998 contre l’ennemi héréditaire, il impose la conscription à durée indéterminée, entre 17 et 50 ans. La Corée du Nord de l’Afrique s’est, depuis, transformée en caserne à ciel ouvert d’où chacun tente de déserter. «Ils m’ont rattrapé à cinq reprises, je l’ai payé d’un an et demi de prison. J’ai pourtant servi mon pays lors des trois guerres contre l’Ethiopie, se remémore Yonas, amer. "Awet n’hafach !" scande notre régime [«victoire aux masses» en tigrinya, la langue locale, ndlr]. Mais de quelle victoire nous parle-t-on ? Nous n’avons ni pain ni travail, aucune liberté.» Et surtout pas celle du culte. Protestant pentecôtiste, Yonas est emprisonné. Il renie sa foi et sort libre… quatre ans plus tard.

Sa dernière incarcération forge sa détermination. Il doit s’exiler. Yonas organise alors sa fuite à travers la frontière soudanaise avec le concours d’un officier de l’armée, largement rétribué. Il échappe ainsi aux gardes qui tirent à vue pour parer aux évasions. Cette mesure ne dissuade cependant pas. Environ 3 000 Erythréens gagnent chaque mois les pays limitrophes, selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés. Sur les 6 millions d’habitants, 20% ont déjà fui.

Une chaîne, quinze cadenas

Au Soudan, Yonas se croit sauf. Mais des soldats l’interceptent. «Ils m’ont promis de me conduire au camp de réfugiés de Shagarab, proche de la frontière», poursuit-il en sirotant son café froid. Yonas a en réalité été vendu avec trois Erythréens à des Rachaïdas. «Ces hommes nous ont enchaînés avec cinq détenus et entassés à l’arrière d’un pick-up.» Les prisonniers atteignent la frontière égyptienne, où ils sont revendus à un autre groupe. Après huit jours de voyage sans nourriture, ils embarquent sur un bateau pour le Sinaï. Des Bédouins les réceptionnent contre paiement, direction «une villa perdue dans les sables». A quelques mètres de cette villa, un garage. Ce sera son makhzan, sa «geôle». La porte s’ouvre. «Six Noirs étaient allongés dans l’obscurité», se rappelle Yonas. Avec son groupe, ils sont désormais quinze, tous enchaînés par les pieds. Une seule chaîne, quinze cadenas. «Je me suis évanoui à la première électrocution sur nos fers. J’ai aussitôt compris la première règle du makhzan : si tu tombes à terre, leur barbarie se décuple.» Il retrousse son pantalon jusqu’au tibia pour dévoiler une cicatrice d’une douzaine de centimètres, témoin des coups reçus ce jour-là. La raison de leur détention ne tarde pas à leur être communiquée. «Vous avez deux semaines pour payer 50 000 dollars chacun ou personne ne sortira vivant. Appelez vos familles», tonne Yonas en imitant la voix rauque «d’un fumeur compulsif d’une cinquantaine d’années». Cette voix est celle d’Abou Omar. Pas le plus cruel, mais l’un des plus gros trafiquants.

Drogués et sodomisés

Dans leur makhzan, les otages disposent d’un téléphone portable. Yonas consacre son premier appel à sa sœur qui réside en Australie. En larmes, elle lui promet son aide. Yonas ne veut néammoins négliger aucune piste. «Plusieurs fois par jour, je téléphonais à ma mère, à mes amis, à ma copine.» Sans résultat. Au jour J, aucune somme n’a été versée. La voix nouée, Yonas raconte avoir exécuté avec cinq codétenus les lubies de leurs geôliers. Sous l’emprise de drogues, ils se sont sodomisés.

Une routine ne tarde pas à s’installer. Souvent, «nous étions suspendus au plafond. On nous brûlait au fer rouge ou avec des gouttes de plastique fondus qui venaient s’écraser sur notre peau.» Les sévices s’intensifient quand les détenus téléphonent à leurs proches. Les cris, espèrent les trafiquants, feront pression sur les familles pour verser l’argent.

Bientôt, dix autres Erythréens les rejoignent dans ce garage aux parois métalliques. Puis huit. Dans ces 14 mètres carrés, 33 personnes suffoquent dans une chaleur saturée d’excréments. Un pain par jour, parfois une conserve constituent leur seule nourriture. Ils ne boivent que de l’eau salée. Et qu’importe la détresse, «il était défendu de parler entre détenus. Il était interdit de bouger aussi, malgré les poux.» Les yeux bandés la plupart du temps, «nous guettions, anxieux, le bruit de la serrure ou la voix d’Abou Omar».

Si un détenu s’avère insolvable, il le paye de sa vie. «Un Ethiopien affirmait n’avoir personne à même d’offrir sa libération. Les gardes se sont acharnés sur lui et sa blessure au bras s’est infectée au point que des vers se sont développés. Puis ils l’ont menacé de prendre ses organes pour les vendre en dédommagement.» Yonas marque une pause. «Finalement,ils l’ont achevé au couteau.» Les détenus enveloppent alors la dépouille dans un drap pour qu’il retrouve dans la mort quelque dignité. Le corps pourrira trois jours dans le makhzan, avant que Yonas et un autre compagnon ne soient forcés de l’enterrer dans le désert.

Epuisé par cet effort de mémoire, Yonas semble absent. Un de ses colocataires s’approche pour l’enlacer. Il sursaute, les coudes prêts à protéger son visage. «Deux autres otages ont succombé sous nos yeux», ajoute-t-il dans un souffle. Les premiers versements arrivent enfin. 2 000 dollars, encore 5 000, à nouveau 2 000. Semaine après semaine, sa sœur se démène, s’endette. Et grâce à la vente de ses terres en Erythrée, la mère de Yonas apporte 10 000 dollars. Western Union transfère, Abou Omar encaisse.

Plus de 5 000 morts en cinq ans

Six mois et 40 000 dollars plus tard, c’est donc au Caire que Yonas a trouvé asile. Tous ne connaissent pas cette chance. «Beaucoup de réfugiés meurent après leur libération, même après avoir payé leur rançon», explique la militante Meron Estefanos. Certains décèdent des suites de leurs blessures ou sont revendus à d’autres Bédouins. D’autres sont abandonnés dans le désert. S’ils sont rattrapés par l’armée, ils seront détenus pour avoir pénétré illégalement dans une zone militaire. Et s’ils tentent de traverser la frontière, ils risquent d’être abattus par les soldats. Selon les comptes rendus des morgues, plus de 5 000 réfugiés et migrants seraient morts dans le Sinaï ces cinq dernières années.

Quelque 500 survivants habitent aujourd’hui dans la capitale égyptienne. Ils ont été pris en charge à leur arrivée par le HCR. En plus d’une assistance médicale et psychologique, ils reçoivent pendant six mois 420 livres égyptiennes mensuelles (45 euros). «Mis en commun pour payer le loyer et la nourriture, détaille un colocataire de Yonas. Mais que se passera-t-il ensuite ? Travailler ?» Le chômage explose en Egypte et la langue demeure un obstacle. Leur intégration est d’autant plus délicate qu’ils gardent des séquelles, comme le relate une jeune Erythréenne, violée à répétition par ses tortionnaires : «Je ne sors pas dans la rue, trop de choses m’évoquent le Sinaï. Des voix, des rires et même certains visages m’effrayent.» Une peur exacerbée par des rumeurs d’enlèvements au Caire.

Beaucoup se résignent, suspendus à l’espoir que l’ONU les réimplante dans un pays tiers. Une démarche longue si elle survient. Cet attentisme, Yonas le refuse. A défaut de pouvoir mettre fin à ce trafic, il cherche à en atténuer les conséquences. Quotidiennement, il veille un survivant à l’hôpital. En contact avec les treize derniers otages d’Abou Omar, il les soutient, les encourage et coordonne leurs communications avec l’extérieur. Un jour, une bonne nouvelle tombe enfin. Les rançons de trois d’entre eux ont été payées. Ils vont être rapatriés au Caire. Un rapatriement à haut risque car, sur cette route, les check-points de l’armée sont minutieux. Les ex-otages sont travestis pour tromper la vigilance des soldats, ils revêtent un niqab. Bientôt, le chauffeur employé par le trafiquant avertit Yonas de son approche. Mais les heures s’écoulent et l’angoisse grandit. Le chauffeur a confié les Erythréens à un taxi en banlieue du Caire qui a pris peur et les a livrés à la police.

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Les villas du trafiquant Abou Omar près d'El-Mehdiya, à la frontière israélo-égyptienne. (Photo Baptiste de Cazenove.)

 

Anéanti, Yonas tente de rassurer les familles restées au pays. Elles s’emportent au téléphone : «J’ai payé la rançon, où est mon frère ?» Sans papiers, ces trois Erythréens sont, comme leurs centaines de concitoyens, incarcérés dans les prisons égyptiennes : des migrants économiques au regard des autorités, et non des demandeurs d’asile. Cette qualification, habile, permet à l’Egypte de refuser au HCR l’accès aux prisonniers, rendant impossible l’identification de leur statut de réfugié. Elle permet surtout de déporter ces migrants à leurs frais dans leur pays d’origine, au mépris de la convention de Genève, dénoncent des ONG. Pourtant, en Erythrée, ils risquent «fortement d’être torturés et placés arbitrairement en détention», s’alarme Amnesty International. Dans les mois suivants, ces jeunes auront réintégré le service militaire à vie, le même qu’ils avaient fui.

Le cheikh sauveur

De l’abattement à l’optimisme, la frontière est parfois ténue. Quelques jours plus tard, dans un appartement occupé par des survivants, une émanation âcre saisit les narines. Trois adolescents désinfectent leurs chairs putréfiées, brûlées à vif. Leurs gestes sont lents, méticuleux. Comme les autres survivants, ils ont été brutalisés et affamés jusqu’à devenir ces corps décharnés qu’ils entrevoient dans le reflet d’une vitre. Mais, contrairement à eux, ils ont été délivrés de leur makhzan. Un puissant cheikh, un chef de tribu bédouin, leur a rendu la liberté.

C’est à El-Mehdiya, dans la province excentrée du nord du Sinaï, que ce cheikh habite. L’autoroute qui y conduit dévoile une des plus pauvres régions, livrée à des gangs bédouins en guerre pour le contrôle des trafics d’armes, de drogues et de marchandises. Ce désert est également le repère de jihadistes armés. Galvanisés depuis le renversement par l’armée de Mohamed Morsi, président issu des Frères musulmans, ces islamistes lancent des attaques aussi spectaculaires que mortelles contre les forces de sécurité. Mais le laisser-faire des autorités a vécu. Renforts de troupes, destructions de caches, arrestations massives… une laborieuse opération de nettoyage du Sinaï est en cours depuis juillet.

Un calme précaire règne néanmoins aux abords d’une route ensablée qui s’enfonce au sud de Gaza. Nous sommes à El-Mehdiya, à quelques centaines de mètres de la frontière israélienne. Seuls des oliviers et des fermes isolées s’accrochent aux dunes. La route se transforme en piste et débouche sur une demeure surplombant les environs. Cheik Mohammed Ali Hassan Awad y tient conseil entouré des sages de sa tribu. Ce jeune Bédouin à la barbe longue et soignée est un homme pieux. Salafiste, il puise dans l’islam une doctrine rigoriste. «Vous n’infligerez ni n’endurerez aucune injustice», martèle-t-il, citant le prophète. Cette parole guide son action. Le cheikh combat le trafic d’êtres humains.

Quatre ans plus tôt, «nous avons recueilli un premier Africain évadé d’un camp de torture», se souvient-il. Depuis, grâce à ses prêches et à des manifestations, il est parvenu à isoler ces trafiquants. Personne ne communique et ne commerce plus avec eux. Ce boycott se révèle efficace, le nombre de trafiquants aurait diminué. Une vingtaine de groupes restent néanmoins actifs. Une estimation corroborée par les témoignages des survivants. Le cheikh emploie aussi la force pour délivrer des otages. 300 individus ont ainsi été sauvés, dont les trois adolescents arrivés récemment au Caire, en plus de six Erythréens. Ces derniers sont encore là. A l’heure de la prière, l’assemblée gagne la mosquée voisine. Seuls restent les Erythréens, tous chrétiens. Avec eux, un Bédouin monte la garde, kalachnikov au bras, car d’ici nous apercevons des villas, les palaces des trafiquants.

Ce trafic international perdure en totale impunité. Seule l’opération militaire qui est sur le point de s’achever dans le nord du Sinaï est momentanément venue le perturber. Dans sa traque des islamistes, l’armée a découvert 144 otages en octobre alors que leurs trafiquants prenaient la fuite. Désormais emprisonnés, ces réfugiés sont progressivement déportés dans leur pays d’origine. Toujours en Egypte et, pour la première fois, un homme accusé de complicité dans cette traite va être jugé. Mais «les centaines de personnes impliquées dans ce trafic n’ont jamais été inquiétées par la justice égyptienne, déplore-t-on à Human Rights Watch. En ne prenant aucune mesure, les autorités portent une part de responsabilité.»

Pour certains survivants, la responsabilité de ce drame incombe au régime érythréen. «Si nous n’étions pas contraints de fuir notre pays, ce problème n’existerait pas», se désespère l’un d’eux. D’autres décèlent dans cet enfer une machination orchestrée pour les dissuader de s’évader. Pour leur part, des enquêteurs du groupe de contrôle de l’ONU révèlent que, sur la base de témoignages et de reçus de virements,des rançons ont été payées «directement à des représentants des autorités érythréennes». Et que des personnalités importantes des services de sécurité sont impliquées dans cette traite.

Sacs remplis de cheveux crépus

De telles révélations ne surprennent guère Yonas, que nous retrouvons après notre expédition dans le Sinaï. Avec un autre survivant du makhzan d’Abou Omar, il préfère s’attarder sur nos photos prises au cœur de la zone de détention des otages. Elles défilent sur l’écran de l’ordinateur. Le style chinois des villas, dernière exubérance des trafiquants, tous deux le connaissent. Là, constatent-ils, une villa se construit, signe que cette traite prospère. Ils observent l’existence d’une décharge. Des vêtements aux motifs africains s’y entassent à côté de sacs plastiques remplis de cheveux crépus. «Souvent, ils nous rasaient la tête», confirme Yonas. Dans cette décharge se trouvent des flacons de désinfectant et des poches de perfusion, «avec lesquelles la femme d’Abou Omar nous maintenait en vie», expliquent-ils. Les clichés se succèdent. Soudain Yonas exulte : «C’est ici ! Ce sont les villas d’Abou Omar. Désormais, personne ne pourra dire qu’il ne savait pas.»

Ce reportage inédit a obtenu en 2013 le prix France Info-«XXI».

Le 10 janvier 2014, Libération