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Zoubida Saiki

 

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Photo : John Vink/Magnum

Zoubida Saiki est une comédienne algérienne, réfugiée en France pour échapper à la guerre civile algérienne. Dite aussi « décennie noire », « décennie du terrorisme » ou « années de braise » la guerre civile opposa à partir de 1991 le gouvernement algérien disposant de l’armée nationale populaire et divers groupes islamistes. On estime qu'elle coûta la vie à plus de 60 000 personnes, d'autres sources avancent le chiffre de 150 000 personnes.

Le conflit armé se termina par la victoire du gouvernement, suivi de la reddition de l'armée islamiste du salut la défaite en 2002 du groupe islamique armé (GIA). Cependant, des combats continuent toujours dans certains secteurs. (source wikipédia)

Texte extrait du recueil J'ai deux amours, portraits d'exil, de Brigitte Martinez, Le cherche midi éditeur, 1998. Voir tous les portraits d'exil du livre

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 « Le petit pain »

Zoubida paraît calme. Pourtant, ses ongles sont rongés. « Je ne fais que cela à longueur de journée, je ne m’en rends même pas compte, je le fais jusqu’au sang ».

Sur la table, plusieurs assiettes de gâteaux, certains aux amandes. Il y a aussi du mhadjeb et dans les verres du Selecto, la boisson du pays, une cousine du coca-cola. On la trouve, comme la coriandre, dans les boucheries musulmanes. « À Barbès, on va aussi chercher le karentita, de la poudre de pois chiche. On la mélange avec de l’eau, du sel, on ajoute un œuf et puis on glisse la pâte au four ».

En France, Zoubida pétrit le pain, prépare quelquefois le mouton. Une manière de penser au pays.

« Avant, en Algérie tout allait de travers. Il y avait l’injustice, la corruption, on n’avait plus le droit à la parole, mais il y avait toujours quelque chose qui nous poussait à avoir confiance. Avant, on sentait que nos droits étaient menacés. Mais pas nos vies. Pas nos vies. Ils en sont arrivés à égorger leur mère, leur sœur. »

Avant, c’était hier. Les rôles, de Bab el Oued City, à l’Arche du désert s’enchaînent et Zoubida joue. Elle joue et pourtant, à Timimoun, on crie « moteur » sous protection armée. Les voitures de la télévision algéroises s’enflamment et les caméras se cachent pour tourner. Zoubida joue et pourtant, sur un tournage, ses confrères meurent victimes d’une bombe, comme en Kabylie. Elle joue, et cela dérange ses voisins : « Pourquoi tu laisses ta femme travailler à la télé ? »

Zoubida a les ongles rongés et pourtant, dans la banlieue parisienne où elle vit depuis peu, la forêt est loin. La nuit, les hurlements des chiens ne signalent plus la présence des tueurs. Et le matin, au réveil, elle n’a « plus à se toucher la gorge pour s’assurer qu’elle est encore vivante ».

Le quartier de Zoubida, Bousaréa, est un quartier « chaud », islamiste. Toutes les femmes portent le hidjab. Pour se fondre dans la communauté, la comédienne retrouve des gestes d’un temps ancien. La voilà, comme avant, assistante sociale. Puis, tout naturellement, infirmière, sage femme, conseillère matrimoniale afin de gagner leur amitié. Et comme les autres femmes elle cache ses cheveux sous un foulard, ses jambes sous une djellaba. « En arabe on dit : Quand votre heure arrive, c’est qu’elle doit arriver ! Mais il est dit aussi que s’exposer au danger, c’est souhaiter voir son heure arriver. Alors… »

Alors pour ne pas provoquer le sort, Zoubida rentre rarement chez elle. Elle trouve refuge dans bon nombre de maisons amies. Leur environnement est plus serein qu’à Bousaréa. Là-bas, dès que le soleil se couche, « c’est la panique ». La forêt est proche. Souvent, la nuit, les chiens aboient : « Ils sont là ! » Sa fille recherche la protection des bras maternels, mais ses bras tremblent. Ils tremblent parce que Zoubida sait qu’au petit jour, quand les chiens auront fini par se taire, les cadavres seront là.

« Il y a une chose que j’ai gagnée en Tunisie, c’est un sommeil profond ».

Le jour où trois hommes se présentent à son domicile sans raison valable, « madame est là ? », son mari l’oblige à partir. « Mais ce qui m’a surtout décidé, c’est le kidnapping auquel ma fille a échappé. Devant son école. Elle avait 15 ans. Elle refusait de porter le hidjab »

« Êtes-vous demandeur d’asile politique ? » lui ont demandé les autorités tunisiennes.« Non, moi je demande une aide humanitaire ». Zoubida ne fait pas de politique.

Zoubida a les moyens de passer la frontière, mais à peine ceux d’y survivre avec ses deux enfants. Pendant longtemps les meubles manquent, les matelas aussi, et la cuisine se prépare sur un camping gaz. Et quand il n’y a plus de gaz, sur une lampe à alcool. La solidarité entre exilés d’un même pays rend la vie moins amère. « Je n’avais pas de four, alors j’envoyais à une voisine algérienne les ingrédients pour préparer le kalb el louz, ungâteau de carême. Quand je faisais du mhadjeb, je lui en portais ». Ces échanges lui rappellent son enfance, les assiettes de fritures, de ragout, de sardines grillées qui circulaient de maisons en maisons dans son quartier modeste. Mais le passé est loin et les femmes qui l’entourent sont veuves pour la plupart. Seules avec leurs enfants. Avec un père, un mari, assassiné en Algérie. Et demain, après eux, qui d’autre encore ? « On était sur les nerfs, on tombait en sanglot et puis on se reprenait. On se disait : Au moins on est vivantes ! »

De tracasseries en pressions administratives souvent humiliantes, Zoubida est expulsée au bout d’un an, son séjour est jugé illégal. Retour à la case départ, Alger, avec ses enfants pour tous bagages. Zoubida se terre et porte le hidjab, « ce masque que portaient nos mères et qui descend plus bas que les sourcils ». Son mari vend alors tous leurs biens et c’est de nouveau la Tunisie. À chaque voiture de police croisée dans la rue, à chaque coup frappé à la porte, Zoubida la clandestine imagine une nouvelle expulsion.

« Et puis un jour, j’ai eu mon visa pour la France. C’était une délivrance. Une grande joie. À l’atterrissage j’ai pensé à Morceli quand il a gagné sa course. Il a embrassé la terre. J’avais envie de faire la même chose ».

De son exil en Tunisie, Zoubida a gardé le goût du piment. Elle l’introduit entier dans la chorba, sans l’avoir grillé, ni découpé et trempé dans l’huile d’olive. Sur sa table en France, le couscous, la chouchouka côtoient les pizzas, le roquefort et les « baguettes » surgelées de poisson.

« Si la chance vous a donné un petit pain ne pensez pas au grand pain, sachez apprécier ce que vous avez ». Aujourd’hui Zoubida prend la mesure entière de cette phrase : elle connaît le bonheur des tout petits riens et sait goûter l’instant présent, même s’il est difficile. Car elle tient entre les mains, le plus grand des plus petits pains : la vie. La sienne et celle de ses enfants.

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