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Hommage à Raymond Aubrac

Publié le : 20/07/2012

Raymond AUBRAC est décédé le 10 avril 2012, quelques jours après avoir co-signé un article sur l’esprit de la Résistance, dans Le Monde. Son idéal de liberté et de progrès social a traversé sa vie, il a inspiré ses combats avec son épouse, Lucie. Raymond AUBRAC était à la fois secret et d’une grande attention aux autres. Ecoutant plus qu’il ne parlait, souvent en retrait, tirant sur sa pipe, mais chacune de ses phrases avait une résonance.


Il y a soixante ans, dans le jardin de la maison des AUBRAC à Soisy-sous-Montmorency, où Lucie invitait ses élèves du Lycée d’Enghien, Raymond AUBRAC parlait de ses voyages aux quatre coins du monde pour construire des ponts et des barrages. Il avait la passion des ouvrages d’art pour leur esthétique mais aussi pour ce qu’ils représentaient d’invention et de travail, de promesses d’une vie meilleure pour les populations. Bien avant le livre de Peyrefitte « La Chine s’éveillera », il parlait du courage, de l’intelligence et de l’habileté des travailleurs chinois, vertus qui feraient de la Chine une grande puissance. Son amitié avec Ho Chi Minh, parrain de l’une de ses filles, avec les militants des indépendances africaines, avec Kissinger, lui conférait une connaissance de la géopolitique qu’il mit à profit  à la FAO. Lors d’un dîner à Rome, en 1972, notre discussion fut passionnée sur les atouts du Maghreb et des pays du Sahel… à la condition d’y développer l’éducation et le droit des femmes. AUBRAC était un farouche partisan de l’égalité. Il regrettait que les hommes ne prennent pas toute leur part dans le combat féministe: « C’est toujours aux femmes d’agir sur leur corps, sur leurs conditions de vie. L’égalité sera complète, lorsque les hommes comprendront que c’est aussi leur affaire ». Il avait d’ailleurs prédit que les échecs du développement conduiraient à des conflits ethniques et religieux dont les femmes seraient les premières victimes. Il prônait la laïcité contre tous les intégrismes et les crispations identitaires qui fragilisent les démocraties naissantes.


Au sein du Collège des médiateurs pour les Sans-papiers, les AUBRAC étaient là avec leurs compagnons de résistance (Germaine Tillon, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant, Stéphane Hessel, Laurent Schwartz). Lors de la première réunion à la Cartoucherie, à l’initiative d’Ariane Mnouchkine, le ton fut donné par Germaine Tillon s’adressant aux « sans papiers » : « On vous aidera, parce que c’est notre devoir, mais j’espère qu’il n’y a pas parmi vous des exploiteurs, des marchands de sommeil, des trafiquants. Parce que là, ce sera non. » Deux des personnes ainsi interpellées ne revinrent jamais. Les autres resteront et ce sera une extraordinaire aventure de solidarité. Certaines associations de défense des droits des immigrés, ne comprirent pas que le Collège des médiateurs tenait à définir des critères de régularisation pour une étude au cas par cas. Le slogan « Régulariser tous les sans papiers » se voulait généreux, il faillit faire capoter l’action. Nous discuterons de cela à maintes reprises avec Raymond AUBRAC. Il analysait remarquablement ces positions maximalistes, parfois utiles pour faire prendre conscience, mais lourdes d’effets pervers, par leur naïveté.


C’est pour cela que Raymond AUBRAC croyait en la vertu de l’éducation et de la transmission. Il s’était pris au jeu, grâce à Lucie, au travail avec les lycéens. Il racontait, non pas sa résistance, mais la France des résistants et des Justes face au nazisme et au pétainisme. Car Lucie comme Raymond, cherchaient d’abord à éveiller les consciences : « A chaque époque, une majorité ne veut pas voir, une petite part est lucide mais refuse de s’engager et il y a toujours les gens de l’ombre dans la résistance». Lors de notre premier cours d’histoire, en classe de 5ème, Lucie AUBRAC, montrant des photos de l’Allemagne nazie, dit simplement « Vous savez où cela s’est produit, dans un pays voisin et devenu ami. Un pays qui a donné à l’humanité ses plus grands philosophes, poètes, savants, musiciens….et qui a basculé dans la barbarie. Essayer de comprendre pourquoi et comment, c’est cela faire de l’histoire ». Avec la famille AUBRAC, parents et enfants, avec des élèves de Lucie, nous faisions aussi des fouilles archéologiques en Lozère en faisant parfois une halte chez les de Chambrun, cet autre résistant. Nous apprenions une histoire « en vrai ».


Raymond AUBRAC était préoccupé de ce que devenait la France depuis les années 90, lorsque le néo-libéralisme à l’américaine fascinait nos compatriotes y compris les universitaires qui rêvaient d’importer les modèles d’Outre-Atlantique : la diversité contre l’égalité, la discrimination positive et les catégories ethniques contre l’égale dignité des personnes : « Ils ignorent, remarquait-il, les critiques des radicaux américains pour se ranger derrière ceux qui ont le pouvoir et l’argent. Il est vrai que dénigrer la République, cela permet d’obtenir un poste dans une université américaine ». Raymond AUBRAC n’était pas un rêveur, mais il avait des visions d’avenir qui se révélaient d’une étonnante justesse. Ses derniers mots publics furent une invitation à résister… à nous de continuer à les faire vivre.

Jacqueline Costa-lascoux, membre du bureau de France terre d'asile