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Les Dames de la jungle

Publié le : 08/04/2015

 

amnesty-international

Elles s’appellent Tigest, Almaz, Hana, Selam et Chawit. Après avoir parcouru des milliers de kilomètres, encouru de multiples dangers (vol, viol, maladies…), ces femmes, originaires de la Corne de l’Afrique aboutissent à Calais. Chaque jour, excepté le dimanche, elles espèrent traverser le Channel.

 

Vendredi, fin de journée. La nuit remplace le ciel gris de Calais, les jeunes commencent à sortir pour se retrouver autour d’un verre. C’est l’heure où les migrantes reviennent à « la Maison des Dames » sur la route de St Omer. Quand elles franchissent la porte, elles s’accueillent mutuellement, s’exclament faussement joyeuses : « Aaahhh ! No England today ! ». Non, toujours pas d’Angleterre aujourd’hui. Et comme il n’y a pas de traversée de la Manche le dimanche, ce soir elles prennent le temps de revenir vers le seul endroit de la ville où elles ont un vrai toit. « Ici, c’est un lieu sécurisé où elles peuvent se poser, manger, se retrouver entre elles, recharger leur portable et essayer de joindre leur famille. Elles retrouvent une certaine paix, même si elles n’ont pas réussi à traverser. Ici, au moins elles existent» explique David Lacour, le directeur de Solid’R, une association spécialisée dans l’hébergement social qui gère ce lieu ouvert jour et nuit.

« Les dames qui arrivent sont visiblement atteintes physiquement. Elles sont bouffies par le froid et vivent dehors dans l’angoisse du viol et des violences. Peu à peu, dans le centre, on voit leur peau changer, on voit la quiétude et les sourires revenir », poursuit cet ancien pasteur qui préfère parler de « dames » plutôt que de « femmes » car c’est plus respectueux. Il a choisi de nommer cet hébergement Centre Victor Hugo en souvenir d’une citation de l’écrivain : «  Quand tout se fait petit, femmes vous restez grandes ».

Rester grande. Même lorsque les 50 places du Centre Victor Hugo sont prises. Même lorsque la nouvelle structure pour femmes dans le Centre Jules Ferry sera construite. Car les 50 lits supplémentaires prévus ne suffiront pas non plus. Rester grande et debout dans la jungle de Tioxide, dans le sous-bois et la friche sableuse de la zone industrielle des Dunes, non loin du port de Calais où vivent des centaines de migrants. « Dans une forêt, en principe, il n’y a que des singes, pas des gens normaux. Mais nous on vit ici ! Ma maison est une tente et regardez ma sœur qui doit faire du feu ! », s’insurge Tigest, arrivée il y a tout juste une semaine. À 20 ans, cette jolie Érythréenne a beau avoir vu mourir près de la moitié de son groupe en traversant le Sahara et vu périr noyée une dizaine d’autres personnes au milieu de la Méditerranée, elle ne se fait pas à ses nouvelles conditions de vie.


MÊME FAIRE UN THÉ EST PÉNIBLE

Tout est si difficile pour une femme dans la jungle que Tigest et sa voisine de tente, Almaz, ne savent pas ce qui est le plus stressant. Chercher de l’eau à la borne incendie située à plusieurs centaines de mètres de là ? Couper du bois ? Se fabriquer des serviettes hygiéniques avec du papier chiffonné et des bouts de tissus ? Même faire un thé est pénible. « Quand on veut un thé le matin, le temps de trouver ce qui peut servir de tasse, de le laver, de chercher de l’eau, de faire du feu, de chauffer l’eau ; on arrive à boire notre thé l’après-midi ! », résume Almaz, qui perd tout sens de l’humour quand on aborde la question de la toilette. Une « douche » dans la jungle, ce sont des morceaux de bâche plastique accrochés à des branches pour se protéger des regards, une palette en bois pour poser ses pieds quelques centimètres au-dessus de la boue et deux jerricans d’eau pour se laver. Il faut aussi de la volonté pour se dénuder alors qu’il fait si froid. Et enfin avoir le cœur bien accroché quand on s’éloigne, par besoin et par pudeur, à la lisière du sous-bois, car «  partout, c’est si sale, que l’on se retient de vomir ».

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Corvée d'eau au petit matin © Bertrand Gaudillère

Almaz et Tigest survivent d’abord en s’entraidant. Que ce soit dans la jungle ou dans le squat Galloo, en centre-ville, où deux vieux containers leur sont réservés, les migrantes se regroupent pour respecter la ségrégation homme-femme de leur pays d’origine mais surtout pour leur sécurité. « Tellement de filles qui voyagent seules se font violer par les passeurs », reconnaît Tigest. Ici, dans la jungle, les hommes qui partagent son campement «  la respectent » mais elle mesure sa vulnérabilité. Comme la fois où elle est rentrée vers quatre heures du matin, après une énième tentative de passage ratée. Les hommes fêtaient la trêve conclue après plusieurs jours de violences entre groupes de migrants érythréens et éthiopiens.

« Il y avait beaucoup d’hommes, ils dansaient, ils avaient bu. Avec ma sœur, nous sommes rentrées dans notre tente, mais la tente n’a pas de mur, pas de clé, tout peut arriver. Nous avons tellement eu peur que nous n’avons pas réussi à dormir ».


UNE FEMME SUR DIX SOLLICITE UN AVORTEMENT

Tigest semble catégorique : « heureusement, rien ne m’est jamais arrivé ». Mais les migrantes taisent souvent des secrets indicibles. « Parfois, quand on passe dans les chambres, on voit des corps meurtris, on devine qu’il y a eu des coups pour que ça marque autant la peau. Les dames ne disent pas tout, mais on comprend leurs histoires», témoigne Amélie Follet, éducatrice au Centre Victor Hugo. Et puis, il y a cette réalité : en moyenne, une femme sur dix qui arrive à la Maison des Dames sollicite un avortement. « La prostitution est souvent le seul moyen pour les femmes de payer leur passage », constate impuissant Loïc Le Gorrec, le coordinateur du centre. Et quand elles échappent à la prostitution grâce à un mari ou un compagnon qui les protège, elles n’utilisent pas toujours de contraception « car on leur a dit que le sida s’attrape avec les préservatifs ».

À Calais, il y a celles qui peuvent avorter et il y a aussi des jeunes femmes, déjà mères. Dans le gymnase désaffecté de Tioxide, posée devant une rangée de tentes dépareillées, une toute petite paire de chaussures semble perdue au milieu des grandes. Elle appartient à Ermias, 4 ans, un enfant né sur la route de l’exil. Sa maman, Hana, originaire d’Éthiopie, lui a promis qu’un jour, elle retrouverait son père en Angleterre. Pour ce faire, elle a décidé de s’installer au plus près de l’autoroute afin d’augmenter ses chances de passage. Hana a aussi renoncé à faire l’école à Ermias. Aujourd’hui, le plus important c’est qu’il apprenne à « grimper dans un camion, se cacher très vite et surtout se taire » pour ne pas se faire repérer. Pour la plupart des mères, le temps d’attente à Calais s’étire. Les passeurs ne veulent pas d’enfants qui peuvent faire échouer le passage des autres et donc réduire leurs bénéfices. Mais avec ou sans enfants, ces femmes n’oublient jamais leur objectif. « Elles ont toutes un seul et même but : traverser ! Le reste ne compte pas, quoi qu’il leur arrive, elles disent toujours : ça va ! », souligne une volontaire de Médecins du Monde (MDM), qui assure une permanence « douche-mobile » à bord d’un camping-car. Le jeudi, le véhicule, garé dans une impasse discrète près du port, est justement réservé aux femmes.


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Douche de fortune © Bertrand Gaudillère

Selam vient de sortir de la douche MDM, souriante, les bras chargés de vêtements. Chawit, sa copine d’exil – parties d’Érythrée et d’Éthiopie, elles se sont rencontrées en Libye – raconte les sept tentatives de traversée de la journée. Elle peste contre « les idiots de chiens » qui l’ont repérée trois fois, explique comment, tout à l’heure, elle a failli mourir étouffée par un container dont elle avait sous-estimé la taille et comment les trois autres fois, c’est la police qui l’a trouvée. Chawit est à peine émue, tout cela semble devenu tellement banal. Selam aussi continue, imperturbable, de replier consciencieusement ses vêtements. Pour résister au froid, se cacher dans des camions frigorifiques, amortir les chocs, l’astuce est d’additionner les couches de pulls, de pantalons et de chaussettes. Des couches, il y en avait beaucoup. Maintenant pliés en petits paquets, tous ces vêtements remplissent un grand sac-poubelle noir.

Propres, coiffées, légèrement maquillées, les ongles peints en rose ou en bleu, Selam et Chawit repartent, coquettes, presque comme si de rien n’était, avec leur sac-poubelle à bout de bras. Le week-end arrive, elles ont deux jours pour souffler avant de retenter la traversée. La volontaire MDM termine sa permanence. Sur la table du camping-car, il reste des dessins. L’un d’eux est une sorte de grillage tracé à gros traits avec, d’un côté deux arbres morts et de l’autre, trois gros fruits et un robinet d’eau. Il y a aussi des dessins de maisons toutes plates et des bonhommes carrés. Ces femmes rêvent d’un ailleurs qu’elles tracent à coups de crayon comme le ferait un enfant. « Les dames ne disent pas tout ». Mais leurs dessins trahissent soudainement de très jeunes filles qui ont grandi bien trop vite sur la route de l’exil.

DE PLUS EN PLUS NOMBREUSES

Jusqu’en 2013, les populations migrantes arrivant à Calais étaient presque exclusivement masculines. Au printemps 2014, une cinquantaine de femmes faisait partie du millier de personnes en attente d’un passage vers l’Angleterre. Puis, en quelques mois, leur nombre a explosé. Depuis l’automne 2014, de 100 à 250 femmes dont des adolescentes, des femmes enceintes ou avec enfants en bas âge, principalement originaires de la Corne de l’Afrique (Erythrée, Éthiopie et Soudan), vivent dans les squats et les jungles de la ville dans des conditions extrêmement précaires.

 


Cathérine Monnet, envoyée spéciale à Calais pour Amnesty International, le 07/04/2015