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"L'Europe ne peut se vivre en forteresse"

Publié le : 10/02/2011

Discours de Martine Aubry au Forum social mondial à Dakar

 

Je suis heureuse d'être à Dakar une nouvelle fois. C’est un vrai plaisir d’être au milieu de vous tous, avec les socialistes et les progressistes du monde entier.

Je veux d’abord saluer notre parti frère, le Parti Socialiste Sénégalais et son premier secrétaire Ousmane Tanor Dieng. Je salue le maire de Dakar Khalifa Ababacar Sall. Et puis je salue chacun d’entre vous.

 
Merci de votre hospitalité que chacun connait. Quel bonheur que d’entendre ce « soyez les bienvenus » à chaque rencontre et à chaque coin de rue de Dakar.
Au-delà de vous tous, je veux saluer ces femmes et ces hommes, ces militants pleins d'espoir, ces jeunes engagés pour des causes justes, ces citoyens du monde, venus des cinq continents, mais aussi, et peut-être d'abord d'Afrique, qui ont convergé vers Dakar.
Ce forum social mondial se réunit à un moment où les dirigeants du monde n’ont toujours pas tiré les conséquences de la crise que nous vivons. De sommets mondiaux en sommets mondiaux, de G8 en G20, rien ne change. Beaucoup de proclamations mais pas de décisions.
Cette crise, nous le savons, n’est pas un accident de parcours. C’est une crise profonde du système lui-même et de la logique qui mène le monde. C’est un système gouverné par ce que Joseph Stiglitz a appelé la « goinfrerie capitaliste ». C’est une véritable crise de civilisation.
La crise de la société du tout-avoir et non du mieux-être, une société qui étend sans limite le domaine de la marchandisation. Le corps, le vivant, la culture, la nature, tout devient marque et profit.
La crise du profit maximal au détriment de l'intérêt général, de la primauté de l'urgence et du court terme sur le long terme. La crise d’une société qui surexploite et détruit les ressources naturelles, qui confisque la richesse pour une minorité et crée des injustices pour le plus grand nombre,
Ce système, c’est celui de la concurrence de tous contre tous, entre les individus, entre les nations, entre les continents, au lieu de la coopération et la fraternité entre les peuples.
Ce que le marché a détruit, ce que l’argent a pourri, ce que la finance a dérobé aux entreprises et aux salariés, ce que le productivisme a abimé sur notre planète, seuls la politique et un autre modèle de société peuvent le restituer. L’heure n’est plus à proposer des adaptations au système, il faut en changer. La crise est totale, la réponse doit être globale.
Cet immense défi, c’est le devoir des progressistes aux quatre coins du monde, de le relever. C’est notre devoir face à l’histoire et aux générations qui viennent.Dakar est pour quelques jours la capitale d'un « autre monde ». Cet autre monde nous voulons le bâtir ensemble.
Comme le dit ce proverbe wolof, « ce qu’une seule personne peut réussir, deux le feront mieux ». Il nous faut en effet penser et préparer ensemble notre futur commun.
C'est bien de l’Afrique - je dirai même des Afriques dans leurs identités propres-, dont je suis venue parler aujourd’hui, mais aussi bien sûr de l’avenir que nous avons à construire ensemble, européens et africains, français et africains.
 
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Depuis des milliers d’années, l’Europe et l’Afrique entretiennent des relations étroites. L’homme est né en Afrique. C’est par ce continent que le monde s’est peuplé.
Comment ne pas saluer ici l’immense Cheikh Anta Diop, qui a montré l’apport de l’Afrique au monde dans des domaines aussi fondamentaux que la métallurgie, l’écriture, les sciences, l’art.
Que ceux qui en doutent, occidentaux pressés, prennent le temps de le découvrir : l’Afrique a inspiré et enrichi beaucoup des cultures du monde. Chacun sait aujourd’hui combien l’art africain et ses trésors antiques ont magnifiquement inspiré l’art moderne. L’avant-garde européenne du XXème siècle l’a admiré et s’en est nourrie, avec Modigliani, Picasso, Giacometti ou Braque.
Comme le soulignait, ici même à Dakar, en 1966, André Malraux : « Ce que nous appelons la culture, c'est cette force mystérieuse de choses beaucoup plus anciennes et beaucoup plus profondes que nous ».
L’Afrique reste au XXIème siècle un haut lieu de création culturelle. Son art contemporain étonne le monde. Quel bonheur de retrouver ici à Dakar mon ami le géant Ousmane Sow qui nous a présenté de jeunes créateurs plasticiens et designer, des écrivains et cinéastes de grand talent. Le Nigéria est devenu le troisième producteur cinématographique mondial avec Nollywood. Du Congo à l’Ethiopie, comment ne pas entendre aussi la profusion des musiques et des rythmes.
 
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Les vagues immenses de l’histoire n’ont jamais séparé totalement les rives sahariennes et méditerranéennes. Mais, au cours des siècles, des distances se sont instaurées, et chacun a suivi son cours, au travers d’une histoire complexe et tourmentée. Le rapprochement a été douloureux, difficile : l’esclavage et la colonisation ont marqué d’un sceau tragique et oppresseur des retrouvailles historiques qui auraient dû se passer différemment. J’y reviendrai.
Nous savons que la décolonisation n’a pas été, malheureusement, la fin des épreuves pour le continent africain. Sur le plan politique, le chemin vers la démocratie a été tortueux et les progrès inégaux pour ne pas dire décevants, même si des grands hommes se sont levés pour montrer la voie : Patrice Lumumba, Léopold Sédar Senghor, Amilcar Cabral, mais aussi bien sûr Nelson Mandela.
Sur le plan économique, le chemin a été tout aussi erratique. Les deux décennies de croissance qui ont suivi les indépendances, ont été suivies d’une longue crise née de l’échange inégal entre le Nord et le Sud, et liée à la chute des prix des matières premières, aux politiques économiques inappropriées et au surendettement. Et pendant ces dernières années du XX°, le sort des africains ne s’est pas amélioré, alors que l’Europe, avec des difficultés, a consolidé son économie.
Aujourd’hui, en cette aube du XXIème siècle, l’histoire change son cours. Le monde bascule. Après la Chine, l’Inde et le Brésil, l’Afrique depuis une décennie s’inscrit dans un développement dynamique, alors même que l’Europe et l’Amérique du Nord sont englués dans une crise structurelle. Il faut le dire et le redire, les économies subsahariennes ont progressé à plus de 6% en moyenne depuis 10 ans, contre moins de 5% pour l’Amérique latine et moins de 2% pour l’Europe. Du Ghana au Burkina Faso, de la Tanzanie au Mozambique, du Botswana au Nigéria, de l’Afrique du Sud au Sénégal, la croissance s’étend à ce rythme. Le niveau de vie moyen double tous les quinze ans.
Quel cinglant désaveu pour tous les ignorants ou les arrogants qui ont théorisé « l’exception » africaine, comme si les peuples d’Afrique étaient voués irrémédiablement au sous-développement !
La démographie, hier un handicap économique est devenue une chance. Au cœur des années de crise, l’Afrique avait moins d’un actif pour un inactif, enfant ou personne âgée. L’évolution de la pyramide des âges comme de la natalité, l’amène vers un rythme de deux actifs pour un inactif dans les prochaines décennies. C’est une force. Et c’est le continent le plus jeune du monde.
L’émergence des grandes villes africaines a joué également un rôle majeur dans la nouvelle croissance africaine. L’Afrique était jusqu’à présent essentiellement rurale. Elle est devenue aussi citadine. Aujourd’hui, il faut le savoir, 38 villes africaines ont plus d’un million d’habitants quand il n’y en avait qu’une en 1950. C’est plus que la Chine. C’est plus que l’Inde. C’est trois fois plus que l’Europe de demain. Je n’ignore pas les conséquences de cette urbanisation rapide, trop rapide et porteuse de déséquilibres. Mais l’Afrique dispose dorénavant des conditions nécessaires à la constitution d’un marché propre.
L’Afrique tire aussi un meilleur parti de la richesse de son sol. Le continent détient le tiers des réserves minérales de la planète. C’est un trésor ! C’est devenu la deuxième région exportatrice de pétrole après le Moyen Orient. C’est une force exceptionnelle à condition que ces richesses ne soient pas captées par les convoitises de quelques uns. C’est un levier, à condition de ne pas se contenter de la seule exploitation de ces ressources, en renonçant à développer l’agriculture ou les industries manufacturières. Et on le sait, beaucoup de conflits aussi sont nés pour prendre le contrôle de ces ressources.
Cette croissance est aussi due à la façon dont l’Afrique a su se propulser dans la globalisation, à l’énergie de sa jeunesse, formée ici ou ailleurs, se battant pour saisir toutes les opportunités qui s’offrent à elle en utilisant notamment les nouvelles technologies. Car celui qui « sait », dans l’Afrique contemporaine, c’est à la fois le vieux sage du village qui se nourrit de tradition et du mouvement lent de l’histoire, et le jeune internaute urbain qui dialogue sous Skype à toute vitesse.
Comment ne pas être admiratifs de ces jeunes chefs d’entreprises que nous avons rencontrés ici. Ils se sont saisis des nouvelles technologies et ont mis en place un nouveau partenariat entre eux au sein de Jokkolab pour se battre sur les marchés mondiaux en utilisant l’open source dans des domaines aussi divers que la gestion, la création culturelle, le e-commerce…Une entreprise de nouveau type s’invente ici, où les compétences sont partagées, les écarts de rémunération limités et le sens donné à l’action interrogé en permanence. On peut gagner des marchés sur tous les terrains du monde et se ranger derrière le « Jokko », l’échange, la solidarité, le partage en wolof.
Oui, rendons hommage à la jeunesse, cette jeunesse courageuse qui traverse l’Afrique pour trouver du travail, que chante si bien mon ami malien Idrissa Sisoko dans sa chanson « lopilo pilo ». Ce petit peul parti de Kayes au Mali pour trouver du travail du Sénégal et en Lybie.
Je n’oublie pas enfin, même si les progrès ont été inégaux, ces agriculteurs du Burkina Faso ou du Mozambique, qui ont su passer ces dernières années à une production agricole de grande qualité et à sa transformation, captant ainsi la valeur ajoutée et donc la richesse.
 
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En disant tout cela, je sais aussi que cette croissance est inégalement répartie sur le continent, et dans chaque pays. Elle ne les transforme pas d’un coup de baguette magique, en aire de prospérité dans laquelle tous les problèmes seraient résolus : ici, au Sénégal, où nous sommes, comme ailleurs, les défis de l’éducation, de la santé, de l’accès à l’eau et à l’assainissement, à l’emploi, restent immenses.
Comme les tragiques évènements de ces derniers mois nous l’ont rappelé en Côte d’Ivoire, ou la révolte des peuples ces derniers jours en Tunisie et en Egypte, la justice et la démocratie ne vont pas de soi.
Il convient particulièrement de célébrer la démocratie sur le sol d’un pays qui a inventé une tradition républicaine africaine à laquelle il doit rester fidèle, et qui, après la transition démocratique engagée par Senghor, a su trouver les voies du pluralisme.
La sécurité non plus n’est pas une donnée acquise. Et nous savons que l’insécurité peut venir des crises alimentaires liées à des périodes de sécheresse ou à des conflits passés ou avenir par exemple pour l’accès à l’eau. Bien sûr dans ces domaines, une réponse régionale et mondiale existe, encore faut-il la construire.
On sait enfin ici comme ailleurs, que des acteurs extérieurs peuvent tenter de déstabiliser un pays. Je pense bien sûr à la présence d’AQMI au Mali. Permettez-moi de penser aux otages Français, mais aussi d’honorer la mémoire de nos compatriotes exécutés. Mais je le dis aussi à ceux qui voudraient nous faire croire que l’Afrique est un vaste terrain d’insécurité, qu’AQMI, ce n’est pas le Mali, ce n’est pas l’Afrique. Disons-le aussi clairement : ceux qui décrivent aujourd’hui l’Afrique d’abord comme une menace, n’aident en rien à créer du progrès social et démocratique.
 
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Malgré les incertitudes et les difficultés, un immense espoir s’est levé en Afrique.
La transformation des conditions de vie, l’amélioration de l’espérance de vie, la paix enfin, paraissent possibles. Le regard du monde sur l’Afrique change, ce continent qui comptera deux milliards d’habitants en 2050. Les investissements internationaux s’accélèrent. De nouveaux partenaires, comme les pays émergents, depuis plus d’une décennie maintenant, nouent des relations économiques et politiques souvent bénéfiques.
Je souhaite ici saluer l’apport essentiel de la société civile dans ce renouveau africain, dans la conquête des droits, dans l’avancée des libertés, dans la recherche de l’égalité femme/homme. Elle porte l’exigence de transparence, elle lutte contre la corruption, elle fait partout des africains des acteurs de leur propre développement, avec inventivité et courage. Le choix de Dakar pour accueillir le Forum Social Mondial est aussi une reconnaissance de cette formidable société civile africaine.
Comme l’a bien dit Barack Obama au Ghana en juillet 2009 : « le 21ème siècle sera façonné non seulement par ce qui arrivera à Rome, à Moscou ou à Washington, mais aussi par ce qui arrivera à Accra ». Je rajouterai, si vous le voulez bien « à Dakar comme à Paris ».
 
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Ce chemin est entamé. Le temps de l’Afrique est venu. Il transformera profondément la vie des africains, mais aura des conséquences aussi pour les européens.
Nous sommes voisins. Nos destins sont liés. L’histoire et la géographie nous le commandent. Notre choix est d’en faire une raison de rapprochement et de prospérité partagée. Notre choix est de puiser ce que nous avons en commun dans l’histoire si riche et si complexe de nos continents et de nos relations. Notre choix réside dans la liberté de faire de nos différences, les complémentarités qui nous autoriseront à construire une planète pacifiée et heureuse. Notre choix consiste à reconnaître la communauté de destin dont nous bénéficions.
Certes, aucune relation ne doit ou ne peut être exclusive. L’Afrique, comme l’Europe, doit entretenir ses relations propres avec les autres parties du monde. Mais, j’invite à accepter notre proximité si riche. Elle est un immense atout pour chacun de nous. J’invite à en tirer les conclusions politiques et économiques qui s’imposent par un acte de lucidité aux immenses bénéfices réciproques. Edouard Glissant, le magnifique écrivain antillais de la relation et de la mondialité, nous a quittés il y a quelques jours. J’aime ces mots qu’il nous laisse :«aucune culture, aucune civilisation n’atteint à plénitude sans relation aux autres »
 
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Pour les européens, ce chemin suppose de regarder en face leur histoire ; et d’abord de reconnaître les crimes et les drames de l’esclavage et de la colonisation.
Ici, à Dakar, à deux pas de Gorée, symbole et mémoire de cette histoire douloureuse, accomplir ce chemin est particulièrement nécessaire. A l’initiative de Christiane Taubira, et avec le soutien du gouvernement socialiste d’alors, la France reconnaissait en 2001 la traite et l’esclavage pour ce qu’ils furent : des crimes contre l’humanité. La France faisait ainsi, certes bien tard, un bout du chemin.
Oui, la grandeur d’un peuple se mesure à sa capacité d’assumer son histoire, celle d’une société à s’avouer les crimes dont elle porte encore les traces, celle d’un Etat à dénoncer les actes de barbarie que ses institutions, en des temps qui ne sont pas si lointains ont pu cautionner.
Mais je sais aussi l’importance qu’il y a comme le demandait déjà Frantz Fanon, à ne pas être « esclave de l’Esclavage ». La mémoire, ici, n’est pas un simple regard sur l’Histoire, ni un enfermement. Le souvenir de l’infamie passée doit aussi produire le refus de l’injustice présente.
Il faut également condamner la colonisation sans réserve.
Oui, la colonisation doit être condamnée par principe, pour ce qu’elle est, la domination d’un peuple par un autre. Elle doit être condamnée aussi parce qu’elle a toujours été : une entreprise de conquête militaire, entraînant souffrances, injustices et humiliations. Elle fut un temps long de pillages, d’exploitations et de répressions.
La colonisation n’appelle pas, n’appelle jamais un bilan. Pour le présent, elle exige tout simplement un devoir de vérité et le droit à leur Histoire pour les peuples colonisés.
Personne n’ignore ce qui fut construit ici et ailleurs pour les transports, la santé ou l’éducation. Personne n’ignore le parcours individuel de nombre d’européens marqués par l’engagement solidaire et la générosité.
Mais la comptabilité impossible de ces apports multiples ne fait pas sens. Il appartient aux historiens, aux économistes, des pays colonisateurs comme colonisés, d’écrire le récit de cet période. Ne laissons pas prospérer d’inquiétants trous de mémoire !
Je souhaite que la France s’engage dans cette démarche et je le dis ici solennellement à Dakar.
Comment ne pas se rappeler aussi, alors que vient d’être célébré le cinquantenaire des indépendances, les cris de liberté que l’Afrique a fait entendre au monde. Comme le disait avec force Lumumba dans son discours sur l'indépendance du Congo, la liberté « c'est par la lutte qu'elle a été conquise, une lutte ardente et idéaliste, […] une lutte qui fut de larmes, de feu et de sang, […] une lutte noble et juste ».
Je veux saluer ici les combattants de l’indépendance dont beaucoup sont morts pour la liberté de leurs peuples, mais aussi au nom de valeurs universelles. Je veux saluer aussi ceux qui dans mon pays, se sont portés à leurs côtés.
Je veux enfin honorer tous les Africains qui auparavant ont défendu la France, à Verdun comme lors du Débarquement de Provence, pendant la Première comme pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ne sont-ils pas entrés dans l'histoire par la porte immense de l'héroïsme, ces Tirailleurs que chantait Senghor : « On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu. Vous, mes frères obscurs, personne ne vous nomme.». Nous leur sommes redevables. Aucun Français ne devrait jamais oublier ces vers. Nous nous savons qu’ils étaient des libérateurs et non des occupants.
 
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Cette reconnaissance doit pouvoir ouvrir une nouvelle phase de nos relations.
Nous devons tourner le dos aux pratiques postcoloniales et aux réseaux affairistes de la Françafrique, qui persistent parfois aujourd’hui. Cela est éthiquement et politiquement insupportable. Nous devons aussi nous éloigner d’une vision compassionnelle qui marque encore trop le regard européen sur l’Afrique.
Il est grand temps que nos deux continents, l’Afrique et l’Europe fondent une alliance stratégique dans les affaires du monde.
J’appelle à une nouvelle alliance de civilisation et de coopération entre l’Europe et l’Afrique qui devra s’affirmer dans le monde de demain.
 
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Cette alliance nécessite d’abord de faire reconnaître la place de l’Afrique dans la gouvernance internationale, souvent souhaitée, mais en pratique acceptée du bout des lèvres : comment imaginer régler les affaires de la planète sans que tous y participent ?
L’Afrique doit avoir une place reconnue, permanente et claire au G20, comme au conseil de sécurité des Nations-Unies et dans l’ensemble des institutions internationales ! L’Europe se doit de se mobiliser pleinement à cette fin.
L’Europe doit aussi soutenir la construction unitaire africaine et son intégration régionale. Je salue à cet égard, le rôle actif pour sortir de la crise ivoirienne de l’Union Africaine, de la CEDEAO et de nombreux pays comme le Sénégal, le Kenya, l’Afrique du Sud, le Bénin, ou le Nigéria.
 
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Dans cette nouvelle alliance euro-africaine, l’économie doit prendre toute sa place. Notre intérêt est convergent. Il est vital que la croissance africaine se poursuive à un rythme accéléré. Il est tout aussi vital que l’Europe retrouve le chemin de la croissance. Le Parti Socialiste français se bat pour retrouver un pays et un continent créatif, solidaire et ouvert au monde. L’édification de cette prospérité solidaire passera évidemment par notre relation à l’Afrique.
L’Afrique peut et doit développer le moteur particulièrement puissant de son marché intérieur. Cela passera bien sûr par une meilleure répartition des richesses à l’intérieur de chaque pays, mais aussi par une diversification de l’économie.
Le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes n’est pas un slogan, il faut en faire le ressort d’un nouveau modèle. Pour pouvoir nourrir sa population, l’Afrique devra multiplier par cinq sa production d’ici 2050. Et ce n’est pas en perpétuant le modèle de la monoproduction exportatrice, issu de la colonisation, qu’elle y arrivera. Vendre des matières premières non transformées - cacao, café, coton, mais aussi minerai ou hydrocarbures - aux pays occidentaux contre l’achat de leurs produits manufacturés ne permet ni le développement, ni l’existence d’une culture vivrière favorable à l’autosubsistance. Et quand les cours s’effondrent, c’est la catastrophe.
Il faut accompagner les pays Africains vers de nouvelles formes d’agriculture et de nouvelles organisations des marchés qui garantissent l’alimentation des populations et soutiennent l’emploi agricole. L’Afrique a droit à la sécurité et la souveraineté alimentaire. Les terribles émeutes de la faim doivent inciter à agir vite.
Les frontières européennes sont déjà largement ouvertes aux exportations et aux investissements africains. Mais les accords de partenariat économique doivent être repensés et rééquilibrés pour tenir compte des capacités comme des fragilités africaines.
L’Europe peut faire davantage pour inciter ses entreprises et son secteur financier à investir en Afrique. La coopération monétaire, le soutien direct et indirect à l’investissement privé, le renforcement des institutions et la promotion de l’Etat de droit sont des domaines privilégiés pour avancer.
L’Europe peut aussi faire encore davantage pour contribuer à l’équipement en infrastructures, vital pour la constitution de ses marchés intérieurs et pour l’amélioration des conditions de vie des habitants.
 
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Nous devons réfléchir aussi aux défis que nous avons à relever en commun. Je pense ici à l’environnement, à l’eau, l’énergie.
J'aime cette phrase de l’écologiste keyniane Wangari Maathaï, première femme africaine à recevoir le prix Nobel de la paix. Elle nous dit, elle qui a contribué à planter plus de 10 millions d’arbres en Afrique : « Nous plantons les graines de la paix, maintenant et pour le futur ».
La préservation des ressources naturelles africaines est critique pour ce continent mais aussi précieuse pour la planète. La biodiversité africaine joue en effet un rôle essentiel pour la stabilisation du climat mondial.
L’accès à l’eau, ce bien vital, ce bien public mondial est primordial pour l’Afrique. Si elle dispose de capacités largement suffisantes, les investissements pour les exploiter manquent. Il faudrait 100 milliards d’euros par an pendant les 10 ans à venir. Les financements tant de fois promis mais jamais tenus doivent être enfin mobilisés.
Il faut aussi mettre en place une gouvernance régionale des bassins hydrauliques pour une meilleure gestion collective de l’eau, pour l’irrigation ou encore pour l’hydroélectricité : en Afrique, pour les pays riverains du Nil ou du fleuve Niger par exemple, ou entre les pays du pourtour méditerranéen.
L'énergie, enfin, est un sujet essentiel pour nous tous. Les besoins africains sont immenses, et ils doivent absolument être satisfaits grâce à des ressources propres. Nous savons que l'Afrique peut aussi conquérir une place majeure dans les énergies renouvelables, et trouver avec l'Europe un partenariat exemplaire.
 
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Partenariat économique et environnemental, mais aussi partenariat social. L'accès des Africains à l'éducation et à la santé est un droit fondamental qui justifie pleinement notre mobilisation. Les politiques d’éducation et de santé ont été les premières victimes des politiques d’ajustement structurel, qui ont asphyxié les capacités budgétaires des Etats. La corruption dans beaucoup de régimes a fini d’en limiter les ressources. Il est grand temps de changer de logique et de faire de la construction d’Etats sociaux un nouveau champ de coopération.
A titre d’exemple, en matière de santé, il faut encourager les réseaux de santé publique de proximité propres à faire de la prévention et à permettre aux africains d’accéder à des médicaments sûrs et à prix abordables. L’accès aux médicaments génériques doit être facilité par une intensification de la production et la réduction des prix. La recherche européenne s’honorerait aussi à pousser les feux sur les maladies pandémiques. Au-delà, il y a des exemples formidables de coopération, je pense à celle entre l’hôpital de Saint-Louis du Sénégal et le CHRU de ma ville de Lille.
 
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Nous avons aussi à gérer ensemble la question des migrations. Regardons-les en face. Regardons-les ensemble.
Affichons d’abord une réalité que peu connaissent en Europe. Les pays africains sont des terres d’accueil : 20 à 30 millions de migrants y vivent alors que 4 millions de ressortissants africains sont installés dans les pays de l’OCDE. L’Afrique accueille et continuera à accueillir l’écrasante majorité de ses immigrés.
Mais soyons-en sûrs, l’évolution démographique du continent africain, comme le maintien de différences importantes de revenus entre nous, comme le cours de la mondialisation, continueront à alimenter la venue de migrants vers l’Europe.
N'ayons pas peur d'identifier ensemble les enjeux, et trouvons des solutions concertées. L'Afrique ne doit pas être privée de ses enfants, en particulier les plus qualifiés, et le développement doit leur offrir un avenir sur le continent. L'Europe ne peut se vivre en forteresse, croire qu'une réponse répressive suffira et ne proposer aucune vision commune des migrations à ses partenaires africains.
Des modèles originaux de coopération et d’échange cherchent à valoriser une « circulation des compétences » à la place de l’« exode des compétences ». Je suis par exemple convaincue que la politique des visas actuelle est une erreur : elle est une infidélité à notre histoire et une erreur pour les intérêts même de la France. Elle pousse par exemple beaucoup de talents de jeunes créateurs, de jeunes étudiants, d’artistes, de chercheurs à se tourner vers d’autres pays, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis ou le Canada.
On ne peut, au nom de la France et de l’Europe, porter le message universel des droits de l’Homme et accepter, laisser banaliser les images de Ceuta, de Melilla ou de Lampedusa.
 
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Voilà aussi pourquoi est particulièrement inacceptable la tentation de se désengager de l’aide au développement. L'ampleur de ces domaines exige une coopération plus inspirée et plus ambitieuse. La France doit participer pleinement à cet effort de renouvellement.
Cela suppose d’abord de respecter l’objectif de 0,7% du PIB consacré à l’aide au développement, nous en sommes loin. Il faut mettre en place la taxe sur les transactions financières, dont nous voulons affecter une partie des recettes à l’aide au développement.
Il est indispensable aussi de procéder à une réorientation de notre aide au développement - j‘oserais dire une révolution - pour retrouver des leviers d'action. Il nous faut imaginer un partenariat moderne avec l’Afrique : il faut passer de la « coopération » traditionnelle à un véritable partenariat entre alter ego.
Notre aide doit être davantage une action commune de l'Europe, et être négociée avec nos partenaires africains, à tous les niveaux, pour refléter nos priorités partagées.
Je crois également important de travailler davantage avec les ONG et les collectivités territoriales principalement dans les Etats où la transparence dans la gestion des fonds publics est insuffisante. La France est le pays où l'aide transite le moins par les ONG : 1,5%. Il est quand même possible de faire mieux !
Notre pays peut et doit être l'acteur européen le plus dynamique et déterminé dans la mise en place de cette nouvelle vision et ambition. La France peut être la porte d'entrée privilégiée de l'Afrique en Europe, et de l'Europe en Afrique.
 
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Une nouvelle alliance ne peut se concevoir sans porter haut la démocratie et les droits de l'homme.
Nous partageons tous l’idéal universaliste qui est aussi celui du progressisme africain, de Lumumba, à Mandela ou encore Sankara.
Les valeurs démocratiques, qui ont fait des avancées sur ce continent depuis le début des années 1990 -malgré bien des difficultés-, doivent être encouragées partout. Cela implique aussi pour la France et l’Europe d’être résolument aux côtés de tous ceux qui se battent pour la démocratie, les libertés et les droits de l’homme quand ils ont besoin de nous, pendant des années si longues d’opposition et de répression subie. Et quand le cours des choses s’inverse, nous devons être là, une fois encore, pour aider à consolider l’espoir d’une démocratie durable. Dans cette quête de toujours pour plus de démocratie et de liberté, les sociétés civiles africaines, les peuples, ont joué, jouent et joueront un rôle majeur.
Sur d’autres rives de l’Afrique, les peuples adressent ces jours-ci au monde entier un extraordinaire message. Leurs révoltes, en Tunisie d’abord puis en Egypte, sont conduites au nom de la démocratie. Ce sont les peuples qui les mènent pacifiquement avec courage et dignité. Les sociétés toutes entières s’y engagent et s’y retrouvent. Toutes les générations sont là. Pas simplement une avant-garde, mais une société, ses réseaux sociaux, sa jeunesse courageuse et indomptable.
Ce grand moment des peuples se nourrit avant tout des idéaux démocratiques de liberté politique et de justice sociale. Ces valeurs sont les notres. Elles bousculent les régimes autoritaires, les élites corrompues. Elles démentent les certitudes paresseuses des cyniques, ceux-là même qui ferment encore les yeux par indifférence ou par connivence.
C’est un message pour le monde. C’est aussi un message pour l’Europe tout entière, qui à d’autres époques a vécu ses immenses « printemps des peuples ». Quand la démocratie grandit chez ses voisins, l’Europe doit être présente et utile. Ce message-là, je veux aussi le porter.
 
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Face à la crise du système libéral, l'Europe et l'Afrique, ces deux continents qui ont toujours pensé que le destin du monde relevait des hommes et des femmes qui le composent et non de l’automatisme du marché ou de je ne sais quelle autre main invisible ou fatalité, ces deux continents, liés, doivent se mobiliser ensemble pour exiger et construire une nouvelle régulation mondiale.
Mais, un autre chemin doit s’ouvrir parallèlement, celui d’accords entre espaces régionaux. L'Afrique et l'Europe, avec leur histoire, leurs peuples, leurs valeurs, peuvent, je l’ai dit, nouer cette nouvelle alliance, pour faire entendre leur voix commune, une voix puissante de justice, de paix et de solidarité, dans la mondialisation.
C'est le sens de mon combat, c'est le sens du combat des socialistes, c’est le sens du combat des progressistes, et c'est le combat que nous voulons mener pour la France dans le monde, avec l'Afrique.
S'il y a bien une chose que j'ai apprise ici au cours de tant de voyages, auprès de mes amis africains, c'est à être du « côté de l'espérance », comme l'écrivait Césaire, jumeau en négritude de Léopold Sédar Senghor.
« Du côté de l'espérance », écrivait-il, « mais d'une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté ».
 
Alors, vive l’Afrique, vive le Sénégal !
Vive l’Europe, vive la France !
Pour construire un autre monde !
Je vous remercie.

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