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Déjà dix ans ou la moitié d’une vie

Publié le : 28/09/2012

A l’occasion des 10 ans du CADA France terre d'asile de Chaumont, Natia,  une jeune femme dont les parents ont été une des premières familles à être prise en charge au CADA en 2002, a souhaité apporter un témoignage sur son expérience.
Elle est maintenant à Paris, où elle suit des cours de droit à la Sorbonne.

Je me souviens de ce jour comme si c’était hier, ce jour où ma famille et moi arrivâmes pour la première fois à Chaumont. Je ne fis pas attention à grand chose ce jour-là, j’avais l’impression que notre vie était mise entre parenthèses depuis quelques semaines et que nous allions enfin sortir de ce cauchemar et retourner chez nous. Ce chez nous c’était la Géorgie. J’ai mis du temps à comprendre du haut de mes dix ans que malgré le fait que toute ma famille, mes amis, mon école se trouvaient là-bas, nous n’étions plus les bienvenus. J’ai mis encore plus de temps à comprendre que nous ne l’avions jamais été.

Ce matin-là pourtant tout semblait imprégné d'espoir. Nous arrivâmes à la gare épuisés et curieux de savoir ce qu'on allait faire de nous. Un jeune homme nous attendait et nous accueillit chaleureusement. Je m'en souviens comme si c'était hier, lui avec ses longs cheveux blonds coiffés en dreadlocks, un sourire franc et plein d'entrain posé sur ses lèvres, sa petite Twingo vert pomme nous attendant et l'affiche publicitaire Danone en arrière-plan. C'était la publicité du Danone chocolat-vanille avec comme illustration un petit garçon divisé en deux couleurs, le noir et le blanc. Le cliché de base je l'atteste mais cette image-là resta à jamais gravée dans mon esprit ainsi que la phrase qui traversa mon esprit à ce moment-là : « Ils doivent être gentils et tolérants les Français. Sûrement plus gentils que les Géorgiens en tout cas....».

Et la France fut gentille avec nous, plus gentille que nous n’avions jamais osé l’imaginer. Le monsieur aux dreadlocks nous expliqua que nous allions être placés dans un centre pour demandeurs d’asile, le temps que notre sort soit fixé par des personnes que j’imaginais hautement placées, presque des êtres surnaturels au pouvoir exceptionnel, celui de statuer sur la vie de toute une famille. Bien sûr je ne compris pas grand-chose aux explications et me contentais d’observer les cheveux étranges et fascinants de notre interlocuteur: les premiers mots français que ma soeur, mon frère et moi avons retenu de tout ce discours furent “parce que” et “donc” qu’il ne cessait de répéter avec de grands gestes. Nous fûmes présentés au reste de l’équipe et je me souviens avoir été intimidée par le grand monsieur barbu à la voix profonde qui fut classé dans la catégorie “chef” dans mon esprit enfantin. Un autre monsieur à lunettes était celui qui s’occupait des questions sérieuses et qui s’enfermait avec mes parents dans la pièce tout à gauche pour discuter de sujets d’adulte. Je me fis la remarque qu’il devait être très savant et cultivé, et lui vouais une profonde admiration pour cela. Je me promis d’également aider des demandeurs d’asile quand je serai grande. Enfin l’équipe se composait également de deux femmes que je ne comprenais pas mais qui avec leur comportement essayaient de nous dire que nous étions les bienvenus et de nous mettre à l’aise. L’une d’elle me marqua plus particulièrement. C’était la secrétaire mais pour moi c’était la dame de l’entrée du CADA, celle que l’on voyait en premier lorsqu’on venait et qui vous accueillait toujours avec un chaleureux sourire.
C’est ainsi que le centre – le CADA – devint notre seconde maison. L’ironie du sort voulait peut-être qu’après en avoir perdue une, nous en retrouvions une autre, plus grande, plus portée sur la mixité. Car nous n’étions pas la seule famille du CADA, loin de là. Des familles venues des quatre coins du monde se retrouvaient dans ces locaux pour divers motifs: activités pour les enfants, cours de français, réception de lettres officielles que nous leur souhaitions favorables. Bref ses murs pouvaient à la fois abritrer la joie, la colère, la peur, l’espoir et l’incompréhension. Pour moi « CADA » rimait avec activités les plus amusantes les unes que les autres, avec nouveau point de repère, avec nouveaux amis dans la même situation que moi. J’y ai appris une grande partie de la langue française, dévoré la plupart des livres présents, rédigé ma première lettre de motivation, rencontré ma future meilleure amie... Les autres enfants de mon école allaient en vacances ou chez leurs grands-parents, moi j’allais au CADA et cela me suffisait amplement. Les activités organisées occupaient mon petit quotidien en dehors de l’école et me permirent de me sentir « normale », d’avoir une enfance heureuse malgré l’attente insoutenable que je sentais chez mes parents en dépit mon jeune âge. Mes moments préférés avec le CADA résidaient enfin dans les visites hebdomadaires que nous rendait l’intervenant en charge de notre dossier : c’était un moment important pour notre famille car elle nous permettait d’avoir des nouvelles sur des questions administratives, d’échanger les dernières nouvelles ou de simplement passer un moment agréable avec notre interlocuteur qui se plaisait à nous poser de multiples questions sur l’école et notre quotidien. Cela nous donnait l’impression d’être considérés en tant que personnes et non simplement en demandeurs d’asile.

Le jour de la réponse de OFPRA (l’Office français de protection des réfugiés et apatrides) – à force d’hanter mon quotidien j’avais fini par retenir ce nom – arriva enfin. Les règles du jeu étaient simples dans ma tête : soit on avait « négatif » et cela
ne présageait rien de bon, soit « positif » et on pouvait souffler. La réponse positive tomba accompagnée des cris de joie de ma mère. Je pense que je n’oublierai jamais l’euphorie qui la saisit ce jour-là, ainsi que le long soupir de soulagement de mon père. Bien sûr je fus très heureuse aussi mais pas vraiment pour les mêmes raisons : je savais qu’après cette bonne nouvelle, ma mère allait se mettre aux fourneaux et que nous allions avoir un festin le soir même. Ce n’est que plus tard que je saisis toute l’ampleur de cette décision : avec cette réponse positive, le CADA avait officiellement rempli sa mission, celle de nous accompagner au mieux dans nos démarches pour l’obtention du statut de réfugié, et que nous ne dépendions plus de lui.
Quitter le CADA fut dur pour nous. Cela voulait dire que nous étions désormais seuls dans cette jungle encore inconnue que représentait la France pour nous. Pour mes parents ce fut le début d’un calvaire administratif et pour nous les enfants, la fin des activités et des sorties. Bien sûr, on ne nous largua pas brutalement dans notre nouvelle vie, la rupture fut progressive afin de nous rassurer mais elle était quand même là, palpable et inexorable. Je me promis d’aller rendre visite à l’équipe de temps en temps mais comme c’est souvent le cas lorsque l’on se fait des promesses à soi-même, on réussit difficilement à les tenir, les aléas da la vie et les obligations quotidiennes nous rattrapant toujours. Le seul lien concret que l’on entretenait encore avec la CADA passait par ma mère qui faisait le ménage là-bas une fois par semaine.

Je parlais souvent du CADA autour de moi lorsque l’on me questionnait sur mon parcours personnel et s’ébahissait devant ma maitrise de la langue française malgré ma récente arrivée en France. Je constatais presque toujours avec effroi que les gens n’en avait jamais entendu parlé. Je me demandais comment cela pouvait être possible dans une si petite ville que Chaumont. Je compris bien plus tard que cette question était bien plus complexe, que cela impliquait une dose de politique migratoire stigmatisant et une manie populiste de ne pas avoir envie de savoir ce qui se passait en bas de chez soi, par peur ou même indifférence. Je demeurais également interdite devant l’admiration un peu trop exagérée à mon goût dont on faisait preuve à l’égard de mes notes et de ma réussite scolaire. A l’époque je pensais que réussir à l’école, avoir des bonnes notes, aller le plus loin possible dans les études allaient de soi, que cela faisait partie des objectifs que l’on se fixait lorsque l’on quittait son pays pour recommencer ailleurs. Autant tout recommencer sur des bases solides me disais-je souvent. Ici aussi j’ai mis du temps à comprendre que ce n’était pas si évident que cela : certaines personnes ne saisissaient pas toujours la chance que l’on leur offrait pour des raisons que des personnes extérieures ne pouvaient pas toujours saisir. J’ai appris à ne pas les juger, chaque famille arrivant au CADA ayant sa propre histoire et son propre passé douloureux.

Une fois mon baccalauréat en poche, il me sembla tout naturel de me tourner vers des études de droit. Mais du droit « classique » ne me satisfaisait pas, je voulais y ajouter une touche « vivante ». Je m’inscris donc en droit franco-allemand à l’Université de la Sorbonne à Paris où, à ma plus grande joie, je fus sélectionnée et admise. Je me mis alors en route pour l’Allemagne où devaient se dérouler mes deux premières années d’étude. Ce changement de pays, d’horizon et de repères était pour moi, encore une fois, un nouveau départ. Ni mes parents, ni le CADA n’étaient là pour me soutenir, me rassurer. Les premiers temps ne furent pas de tout repos et pas toujours simples mais comme c’est le cas de la nature humaine, je me suis vite habituée et acclimatée.
Au cours de ma deuxième année d’étude, je décidai de faire un stage. Je postulai dans différentes institutions prestigieuses sans grand espoir. L’idée de postuler au CADA s’imposa également peu à peu à moi : après tout, l’asile était le domaine du droit qui m’intéressait tout particulièrement. J’envoyai ma candidature au CADA de Chaumont et reçus une réponse positive. A l’idée d’y retourner et cette fois être « de l’autre côté» de là où je me trouvais plus de dix ans auparavant m’excitait à un très haut point. A mon grand étonnement, je reçus également des réponses positives du Ministère de la Justice et des libertés et du Ministère de l’Intérieur qui acceptaient tous deux de me prendre en stage.
Le stage au CADA me tenant cependant très à coeur, je décidai d’effectuer deux semaines supplémentaires à Chaumont. Deux semaines sont très courtes pour saisir toute l’ampleur de l’organisation du centre, je le concevais tout à fait. Mais le simple fait d’être en contact avec l’équipe et des demandeurs d’asile est une expérience très enrichissante. Se retrouver acteur et non plus spectateur cette fois-ci était une sensation étrange et très perturbante à la fois. : on voit défiler toutes ces personnes au quotidien, remplies d’espoir et de peurs et on n’a qu’une envie, les prendre dans ses bras, les rassurer, leur dire que tout va s’arranger, qu’on est passé par là aussi, qu’on sait. Bien sûr pour des raisons professionnelles je ne pouvais faire cela. De plus, je ne savais pas au fond, ne pouvais pas les rassurer avec conviction. Je me contentais donc de leur sourire quand cela était possible, d’attendre la réponse au jeu du « positif ou négatif ». Sauf que maintenant j’étais consciente que ce n’était pas un jeu, loin de là.

Durant ce stage, je fus amenée à interviewer les différents membres de l’équipe du CADA. Je compris toute l’importance de leur travail fourni : cela ne représentait pas que l’organisation des activités et des sorties comme je me plaisais à l’imaginer à l’époque mais nécessitait beaucoup de temps, de travail, de générosité humaine et surtout d’une patience à toute épreuve. Car quel juriste passerait des soirées voire des nuits entières à éplucher et améliorer le dossier d’une famille afin qu’elle aie toutes les chances de son côté lors de l’audience à l’OFPRA ? Quel directeur continuerait à plaider une cause pendant maintenant dix ans face à des interlocuteurs qui ne saisissent pas toujours tout l’étendue des missions du centre et sont parfois sur la défensive, voire ont une attitude hostile ? Quel professeur aurait la patience d’enseigner le français à des primo-arrivants qui n’ont aucune notion de la langue et cela avec le sourire, la patience et la joie de les voir progresser de jour en jour ? Quel intervenant aurait le courage d’affronter la jungle de l’administration française pour autrui au quotidien afin de lui faciliter ses démarches et l’aider à s’intégrer au plus vite à la société française ? Quel intervenant médical se mettrait en quatre afin de dénicher un médecin généraliste acceptant d’admettre de nouveaux patients et continuerait à batailler malgré toutes les portes qui se ferment peu à peu peu chaque jour ? Quel animateur se démènerait pour organiser des activités à la fois ludiques et intéressantes afin de leur faire un peu oublier leur quotidien sombre de demandeurs d’asile qui ne voient parfois pas le fond du tunnel mais qui grâce à ces distractions peuvent rire, échanger et échapper à la dure réalité rien qu’un instant ? Quelle secrétaire garderait son calme et le sourire toute la journée malgré la masse de travail qui s’accumule et les nombreuses personnes qui défilent au centre au quotidien ? Et enfin quel intervenant se lèverait à l’aube afin d’amener ses protégés dans une autre ville et, après passage à la préfecture, les conduira au début du long chemin qu’est la demande d’asile ? Je pense qu’il n’y pas beaucoup de personne qui feraient ça avec autant de sincérité et de courage en essayant de donner le meilleur de soi-même jour pour jour.

Et c’est pour toutes ces raisons – et beaucoup d’autres encore – que je voudrais adresser un chaleureux merci à l’équipe actuelle du CADA de Chaumont ainsi qu’aux équipes antérieures et futures que je n’ai pas eu et n’aurais pas la chance de connaître : merci pour votre travail formidable, vous permettez à beaucoup de gens de tenir et de positiver même dans les temps les plus sombres et incertains.

Natia N.