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Carlos Brito

 
La révolution des Œillets (Revolução dos Cravos en portugais où l'on parle tout simplement du 25 avril ) est le nom donné aux événements d'avril 1974 qui ont entraîné la chute de la dictature salazariste qui dominait le Portugal depuis 1933. La révolution des Œillets offre la particularité de voir des militaires abattre un régime sans pour autant instaurer un régime autoritaire. Ils sont en effet porteurs d'un projet démocratique : mise en place d'un gouvernement civil, organisation d'élections libres et décolonisation. La fin de ce qui était appelé l'Estado Novo, le régime salazariste, va permettre au pays de sortir de son isolement. (©Wikipédia)

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Carlos Brito a fui Lisbonne en 1963 afin d'échapper à la PIDE, la police politique du régime salazariste qui traquait, entre autres, les membres du parti communiste portugais. Il est devenu à Paris dessinateur de presse, publiant notamment pour le Canard Enchaîné.

 

Cliquez ici pour voir la recette de cuisine de son plat favori : langue de morue à la portuguaise

Texte extrait du recueil « J'ai deux amours, portraits d'exil », de Brigitte Martinez, Le cherche midi éditeur, 1998. (Cliquez ici si vous souhaitez lire l'extrait en format pdf)


LE COZIDO
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« Quand je suis rentré au Portugal, en 1974, je faisais partie de la commission de la liquidation de la PIDE. J’aurais pu savoir qui m’avait dénoncé. Mais cette idée ne m’a pas traversé l’esprit une seconde. Je me sentais incapable de juger une personne qui m’avait trahi dans une situation de violence pour moi inconnue. Car la personne qui m’a dénoncé l’a fait sous la torture, ou du moins dans une situation de pression physique ou psychologique. Moi, je n’ai jamais été arrêté, ni interrogé. »

Un souvenir du Portugal, de sa révolution, livré depuis Paris 24 ans plus tard. Un souvenir de 25 avril, mêlé à d’autres. Dehors juin est chaud, presque aussi chaud que là-bas. Là-bas, une référence constante pour Carlos.

Voyage aller, l’enfance surgit, « jeunesse portugaise » de circonstance salazariste, en uniforme : « Chemise verte, culottes kaki, bottes et calot marron ». Les marches sont paramilitaires, rythmées par des « chants cryptofacistes » entonnés par les enfants le samedi après midi. Carlos ne se souvient plus des paroles et cela l’amuse : si un « sentiment de honte » rétrospectif les lui ont fait oublier, il n’omet pas de dire que le costume, dont il aimait le caractère « martial » ne lui a pas été imposé. Il a choisi, volontairement, de le porter : l’excuse, fuse, en éclat de rire : « J’avais 10 ans », et aujourd’hui « il y a prescription ». L’uniforme, une manière de s’identifier à ses héros, américains, venus sauver l’Europe dans une guerre reconstituée au cinéma pour son plus grand plaisir.

Voyage retour, l’atmosphère en bilan : « Pour moi Lisbonne, c’était mortel. C’est pour cela que j’ai un rapport ambigu à cette ville. C’est une ville que tout le monde aime, mais moi je n’arrive pas à aimer Lisbonne. Je n’ai pas été heureux à Lisbonne ».

Car Lisbonne  a des rengaines. Comme celle du cozido dominical. Un refrain composé chaque semaine de « chou, de porc, de bœuf bouilli, de chorizo et de patates ». Un rituel familial qui, imagine l’adolescent, lui fera, à jamais, détester le cozido. Il est vrai que l’exil parisien avec ses compatriotes, réfractaires ou déserteurs évoquant le « Portugal la main sur le cœur » ne s'annonce pas encore. Alors comment prévoir le cri du ventre qu’il opposera à leur cri du cœur ? « Par provocation je disais que moi, le Portugal, j’y pensais avec l’estomac. Avec un plat de morue ou de sardines grillées ». Et bien sûr, avec un cozido. Un cozido dominical qui tout à coup se met à lui manquer. « A Paris, ce n’était pas tant ce que je mangeais qui était important que l'endroit où je mangeais : à la cantine de l’usine où j’étais aide magasinier. Je travaillais neuf heures et demie par jour. C’était dur parce que le soir après ma journée, j’avais deux heures de cours à l’alliance française ». Maîtriser la langue, une nécessité pour s’intégrer rapidement : « Je n’avais pas envie de passer ma vie à jouer le fado du déraciné ». L’intégration, une priorité : le régime salazariste « bien supporté par toutes les belles démocraties occidentales très vertueuses » risquait de durer longtemps. Très longtemps. Et comme en France, vaches maigres obligent, « mon seul luxe c’était un couscous, le dimanche », Lisbonne revient, rengaine culinaire en tête.

En tête, Lisbonne et ses souvenirs, lointains, de remparts. Remparts géographiques et politiques : « A Lisbonne j’avais le sentiment d’être loin de tout, coincé entre deux murs : d’un côté l’Atlantique, de l’autre l’Espagne. Quand on est né en France on ne peut pas comprendre. La France est un carrefour, on est près de tout. Au Portugal on était loin de tout. Aussi bien dans l’espace que dans le temps : on vivait à une autre époque, on était en retard par rapport aux autres. On nous avait enfermés dans une bulle qui appartenait au passé. »
Alors, pour échapper à l’enfermement géographique, le jeune employé de banque, s’assied, une fois son travail expédié, entre « les deux colonnes de la Praçà do Comercio » pour suivre le ballet, d’allers en retours, des bateaux sur le Tage : « J’avais envie de partir avec eux ». Dans ses mains, pour l’inviter au voyage, des prospectus d’agences : des villes et des pays lointains. Des images sur papier glacé. Images aussi, la liberté, la démocratie, vécues par d’autres : « Il y avait quelques fenêtres, comme le cinéma, la littérature, qui nous montraient qu’ailleurs c’était différent. Dans les films, les gens échangeaient des idées normalement. Au Portugal, on parlait à voix basse parce que des oreilles ennemies écoutaient. On évitait les sujets politiques, mais dans une dictature tout devient politique. Il y avait un paquet de livres interdits. Tout le monde se sentait surveillé, on savait que la police en civile était partout. Ca contribuait à un climat malsain de suspicion ».

Le régime, « autoritaire mais pas sanguinaire » travaille dans « l’ombre, sans faire de vague », sous peine d’apparaître aux yeux de l’étranger comme ce qu’il est : une dictature.

Pour lutter contre l’enfermement politique, Carlos s’engage. Il rejoint à 16 ans, le parti communiste portugais, « la seule structure antifasciste qui fonctionnait à l’époque. On se réunissait en suivant le b.a.-ba du militant de clandestinité, dans différents endroits et sous prétexte de taper le carton pour que nos familles ne le sachent pas. J’avais un travail organique de distribution. On faisait aussi des inscriptions sauvages au nitrate d’argent sur les murs. » Du nitrate d’argent, un produit, un avantage : invisible de nuit, il apparaît à la lumière du jour. Mais un produit, un inconvénient : « Le problème, c’était les trous dans les vêtements ». Carlos affiche un sourire malicieux pour ajouter « j’avais du mal à les expliquer à ma mère », avant d’enchaîner : « il y avait un côté jeu, mais risqué. Des copains qui distribuaient en ont pris pour deux ans ». Les arrestations n’empêchent pas le jeune militant antifasciste de continuer un travail, qui, il en est certain, « correspondait à quelque chose ». Quelque chose, comme un « non » à la barbarie d’une guerre coloniale menée au Mozambique, en Guinée, en Angola. Quelque chose comme un « non » aux quatre années de feu promises à chaque jeune Portugais pour aller mater les révoltes africaines.

Mais, de distributions en inscriptions sauvages, celui qui n’était « pas quelqu’un d’important, juste un petit poisson » - Carlos marque une pause avant d’avancer le qualificatif - « rouge », est dénoncé. Il n’a que le temps de boucler sa valise pour échapper à la prison. Il débarque à Paris « le 8 septembre 1963 ». Pour onze ans.

« Le 25 avril, c’était une surprise. On a vu les premières images à la télé chez un copain. J’ai passé la soirée à pleurer comme une madeleine ». Le bonheur est au rendez-vous. Les questions aussi. « Ces beaux militaires qui amenaient la démocratie et tout le machin, ça ne collait pas. Il y avait eu, un an avant, le coup d’état au Chili. On se disait que ce n’était pas très normal ». Normal ou pas, Carlos n’hésite pas à s’envoler, dès le 2 mai, pour Lisbonne. D’abord pour voir, aller retour, puis pour participer, aller simple, à la révolution.

« J’ai su que j’étais à Lisbonne au son du battant sur la porte. » Reconnaissance. Par l’ouïe d’abord, par le palais ensuite. Une satisfaction : Manger tous les plats qui lui « restaient en travers de la gorge depuis 11 ans ». Manger, « à tel point qu’en trois mois j’ai pris 5 kilos ».

Reconnaître d'abord pour ensuite décrypter les nouveaux comportements, soudainement opportunistes : « Ce qui m’a frappé, choqué, c’est qu’il y avait des antifascistes partout ! Je n’en n’avais jamais vu autant ! ». De quoi se poser une question, essentielle : « Comment le régime avait-il pu tenir si longtemps avec autant de révolutionnaires ? ».

Discussions de rues, manifs, occupations d’usines. Commissions de travailleurs et de locataires. La liberté est là, neuve, exprimée par tous : par les tanks des casernes d’extrême gauche, qui, drapeaux rouges sortis, participent aux manifs. Par les intellectuels, étrangers européens, « venus faire, ce qui était fort sympathique, du tourisme révolutionnaire. L’accueil était sympa. Les Portugais, confinés dans leur petit réduit au fond de l’Europe étaient flattés ». Le rêve devient enfin réalité.

La réalité pour Carlos, devenu sociologue, se trouve au sein de la commission de liquidation de la PIDE. Son objectif est scientifique : étudier les origines et la composition de la police politique, pour que, jamais, cela ne recommence. « J’avais l’espoir de participer au changement par le travail, pas par la politique. Mais tout le monde était très pris par l’action politique. » Alors sa mission, faute de recul nécessaire, avorte.

Qu’à cela ne tienne, Carlos participera à la révolution, à sa manière. En la dessinant. « J’ai toujours dessiné ». La presse, il en fait une « tribune » pour exprimer ses opinions, à sa manière, en tenant le « rôle confortable d’observateur… ». Un rôle qu’il endosse aujourd’hui, à plein-temps, au fil des pages du Canard Enchaîné au Monde. Et bien sûr de la presse portugaise. Par correspondance.

À Lisbonne, « je ne me sentais pas chez moi. J’ai eu le sentiment que je ne m’étais pas réadapté, réintégré ». Alors, novembre 1975, le désir de rentrer chez lui, à Paris. Un désir aussi fort que celui qui, l’année précédente, l’avait ramené chez lui, au Portugal.

« La plupart des Portugais sont rentrés à la révolution, si bien que tous mes copains sont là-bas. Ici, il peut se passer des semaines sans que je parle portugais ». Alors à Paris, une fois par mois, Carlos dîne en groupe, avec « les amis de la morue ».

Alors, plusieurs fois par an, il se rend à Lisbonne. À chaque voyage, il demande à sa mère de lui préparer son plat favori, un cozido, évidemment. Et chemin faisant, lui qui n’a jamais cuisiné, passe derrière les fourneaux en France. Le cri du ventre, encore. Portugais, bien sûr. D’abord la caldeirada et puis, récemment, les retrouvailles avec sa « grande friandise de môme : du steak cru, râpé au couteau, avec du sucre ». C'est certain, « ce n’est plus comme avant… », mais Carlos jure en riant que ce n’est « pas mauvais ! ».

De ses voyages au Portugal, Carlos, le Français sur papiers, se défend de rapporter rien, jamais, de culinaire. « À l’aéroport, j’achète une bouteille de whisky, comme tout le monde, c’est tout. Je n’achète même pas de Porto ». La cuisine portugaise arrive pourtant à Paris, conformément à sa demande, via sa boîte aux lettres. Sous forme de recettes. Ces recettes préférées, écrites par sa mère. À l’encre bleue. D’allers en retours, le Portugal, décidément, n’est pas si loin.


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